Se mobiliser contre l’extinction d’expérience de nature

 

Espaces naturels n°51 - juillet 2015

Autrement dit

Anne-Caroline Prévot, Chercheur CNRS au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (CESCO) au Muséum national d’histoire naturelle

« Imaginez que votre nourriture favorite est la seule source d’un nutriment essentiel et que sans lui chacun souffre d’asthme léger et d’une augmentation du stress. Maintenant, imaginez une génération de gens qui a grandi dans un monde où cet aliment n’existe pas [je rajouterais : « ou qu’il n’est plus considéré comme comestible »]. Dans ce monde, les gens ne se sentent pas privés de cette nourriture si goûteuse (cela n’a jamais été dans l’esprit de quiconque qu’elle pouvait exister) et ils auront accepté l’asthme léger et le stress comme la condition humaine normale. La nature est comme cette nourriture ».

C’est avec ces mots (traduits de l’anglais) que le psychologue Peter Kahn définit en 2002 l’amnésie environnementale générationnelle1. Comme il s’intéresse aux liens entre nature et bien-être mental des humains, l’auteur continue son argumentation en citant un grand nombre d’études indiquant que la nature a des effets bénéfiques pour le bien-être physique, cognitif et émotionnel des individus.

Mais nous pouvons facilement étendre cette hypothèse à la conservation de la biodiversité. Cela a été fait par les écologues R. Pyle et J. Miller2, quand ils parlent d’extinction de l’expérience de nature, qu’ils ont surtout appliquée en milieu urbain. L’idée est la suivante : de génération en génération, les jeunes vivent de moins en moins en contact avec la nature (parce qu’il y en a moins et parce que leurs modes de vie limitent ces contacts), au moment même où ils construisent leur identité. La part de leur identité qui intègre leurs relations intimes à leur environnement naturel diminuerait donc de génération en génération. Pas à cause d’un manque d’éducation, mais à cause surtout d’une baisse d’occasions et d’envies d’expérimenter la nature sans contrainte, librement et de façon personnelle.

Les conséquences de cette diminution apparaissent à l’âge adulte : avec une identité environnementale plus faible, ils sont moins en demande de nature dans leur vie quotidienne, ils l’intègrent moins dans leurs actions. L’extinction de l’expérience de nature peut donc avoir des effets insidieux et profonds sur la protection de la nature et de la biodiversité, profonds car ils ne concernent pas uniquement les acteurs engagés dans cette question, mais tous. Or si nous ne tenons pas compte collectivement de la biodiversité dans nos modes de vie, alors nous allons en souffrir.

De nombreux travaux de psychologie de la conservation3 indiquent à quel point les expériences vécues dans l’enfance, mais aussi au cours de la vie adulte, importent dans la construction de l’identité environnementale de chacun. Expériences de contact avec la nature, individuellement ou avec des proches, librement et sans contrainte.

Comment donc donner des occasions d’entrer en contact avec la nature ? Évidemment, tous les programmes d’éducation relative à l’environnement, dans le cadre scolaire ou à l’extérieur de l’école (notamment les espaces naturels), restent indispensables pour apporter de la connaissance. Mais ils ne suffisent pas.

Les programmes de science participative, en demandant à des volontaires de collecter des données de suivis de biodiversité pour aider la science, proposent en même temps de partir à la découverte de cette biodiversité de façon non contrainte (on s’engage à suivre le protocole de suivi, pas à développer des connaissances sur la biodiversité). Mais pour aller plus loin, pourquoi ne pas aussi faciliter davantage les contacts des citoyens avec la nature, ne serait-ce qu’en mettant plus de lieux de nature à disposition des citoyens, en leur faisant confiance ?

Or en France, si un grand nombre de lieux de nature sont ouverts au public (forêts domaniales, espaces naturels sensibles, parcs urbains, etc.), les usages dans ces espaces restent souvent très réglementés. Dans les espaces urbains, qui accueillent la majorité des Français, ces restrictions sont particulièrement visibles. Les conditions évoquées par les autorités locales sont souvent : « Il risquerait d’y avoir trop de dégâts », « il faut d’abord éduquer aux enjeux de conservation »4. Cette organisation descendante du lien à la nature, tellement typique des organisations françaises, me semble faire partie du problème. Mais elle est très confortable et rassurante pour les scientifiques, les gestionnaires et les décideurs !

Face à la gravité de l’extinction de l’expérience de nature, il est pourtant urgent, évidemment de ralentir la minéralisation des espaces, mais aussi de mettre à disposition des citoyens un plus grand nombre de ces lieux de nature, pour des usages et des pratiques variés. De plus, pourquoi ne pas accepter ou inventer de nouveaux types de gouvernance locale de ces espaces ? Les parcs urbains de Berlin sont par exemple co-construits avec des comités d’usagers, restent ouverts en permanence et n’ont pas d’interdictions notables d’usages, sans que les berlinois aient un rapport à la nature si différent des parisiens5. C’est une responsabilité politique, mais qui demande aussi un repositionnement des acteurs sociaux notamment les scientifiques et les experts : s’ils restent responsables de l’offre de formation à la biodiversité, ils pourraient la mettre en oeuvre en faisant de la biodiversité un merveilleux exemple de la complexité défendue par E. Morin. Ils pourraient aussi se positionner non plus en tant que porteurs d’une objectivité (souvent fantasmée), mais en tant que scientifiques citoyens, qui apportent certains éléments que d’autres n’ont pas, mais qui sont aussi porteurs de sensibilité, de valeurs et d’enjeux à défendre et négocier avec les autres.

Alors, nous, citoyens du monde occidental, si nous avons plus d’occasions d’entrer en contact avec la nature de façon non contrainte, nous pourrions sans doute laisser une place à la nature dans la construction de nos identités. La nature pourrait alors peut-être s’inscrire facilement dans nos choix de vie, dans nos choix professionnels, dans nos relations sociales. Avec ce nouveau socle commun de négociation, nous pourrions aussi inventer de nouvelles formes de gouvernance.

 

(1) Kahn, P.H. 2002. Children’s affiliations with nature: structure, development, and the problem of environmental generational amnesia. In P. H. Kahn & S. R. Kellert (Eds.), Children and nature: psychological, sociocultural, and evolutionary investigations, pp. 93–116. MIT Press.

(2) Miller, J.R. 2005. Biodiversity conservation and the extinction of experience. Trends in Ecol. Evol. 20, 430–434.
(3) Champ de recherche engagée qui se développe surtout dans les pays anglo-saxons. Voir Clayton 2012 (dir). Handbook of Conservation Psychology, Oxford University Press.
(4) Skandrani et Prévot 2015. Beyond green-planning political orientations: contrasted public policies and their relevance to nature perceptions in two European capitals. Environmental Science and Policy, sous presse
(5) Op.cit.