Seuls dans la Dombes
Sur les très grands sites Natura 2000 (Sologne, Dombes…), il est parfois difficile de trouver un opérateur légitime pour élaborer le document d’objectifs (Docob). Plusieurs coopérateurs, représentant les différents usages du site, assistés par des bureaux d’études, se lancent alors dans l’aventure. Mais que se passe-t-il après la signature du contrat, lorsque l’on entre dans la phase opérationnelle d’animation du Docob ? En 2004, le groupement agricole foncier Letoublon, propriétaire de l’étang de Grospire signait un contrat Natura 2000. Rencontre avec les propriétaires, très motivés, mais perplexes sur les actions à mener…
-7° C ce matin sur l’étang de Grospire. Le site Natura 2000 se donne des airs boréals. Dans la Dombes figée par le givre, les pêcheurs installent les filets dans un bras de l’étang, vidé au deux tiers quelques semaines auparavant. Comme à chaque pêche annuelle, femmes et hommes se réchauffent autour d’un brasero avant de trier les tonnes de poissons attendues.
Épreuve supplémentaire, il faut casser la glace. D’abord, faire glisser les grosses plaques vers le fond de l’étang, puis briser les autres en menus morceaux. La vision est belle, quasi ethnographique : les hommes pilent l’eau glacée avec des bouts de bois, les évacuent ensuite et constituent un land-art éphémère au milieu des jonchaies.
Les pêcheurs déroulent les filets puis les resserrent progressivement vers la berge. Quelques poissons frétillent. Ça y est ! C’est la levée du filet ! Un pêcheur remplit une épuisette qu’il déverse sur la gruyère1. Vite, nous nous installons autour de cette table pour trier scrupuleusement. Le premier filet a sélectionné les gros, les carnivores que l’acidité de l’étang favoriserait. Par ici, les brochets, par là les carpes…
À la pose, j’en profite pour interroger M. Letoublon, un des propriétaires
du site et signataire d’un contrat Natura 2000. Je veux savoir comment il en est arrivé à cet engagement. « Nous avons assisté à des réunions d’information pendant l’élaboration du document d’objectifs. Nous avons alors décidé de candidater. Ce sont les services de la Direction départementale de l’agriculture et de la forêt (DDAF) qui ont hiérarchisé les demandes sur l’avis d’experts de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Ils ont retenu l’étang de Grospire pour son intérêt ornithologique et pour la qualité du milieu. Il y avait des critères de surface en eau supérieure à trois hectares, de pente inférieure à 20 % sur au moins un tiers du périmètre de l’étang. Trente propriétaires ont ainsi été contactés. Mon frère et moi, nous avons réagi les premiers. Il n’y a pas eu de contrats pour tout le monde.
Au départ, le syndicat des propriétaires et des exploitants des étangs de la Dombes n’était pas favorable au projet Natura 2000. Mais il n’a pas donné de consignes aux propriétaires. D’ailleurs, sa position a évolué positivement. Le contrat nous engage à respecter le code de bonne conduite de l’étang dombiste. Il concerne la gestion des assecs, de l’évolage2, de
la pisciculture et la lutte contre des espèces indésirables. En gros, nous sommes sensés agir comme par le passé. » Rien n’aurait-il vraiment changé ? Je cherche à savoir si mon
interlocuteur est vraiment au fait des contraintes du contrat. Je l’interroge aussi sur d’éventuelles modifications des pratiques de chasse. Il m’assure qu’il n’y a pas de modifications majeures à l’exception du lâcher de canards qui doivent provenir d’un élevage spécialisé en colvert un peu plus adapté à la vie naturelle que ceux d’aujourd’hui. Il m’explique aussi que le plomb vient d’être remplacé par la grenaille, mais « ce n’est pas une conséquence de Natura 2000 ».
Je me rapproche du brasero, il fait froid. Les autres engloutissent rillettes et saucissons qui n’ont rien de superflus. Je fais de même tandis que M. Letoublon poursuit : « Le grand changement concerne les travaux d’entretien. Nous allons refaire le fossé de ceinture de l’étang et aménager les rives et berges de manière à ce qu’elles soient plus attractives pour la flore et la faune. Il devrait y avoir une expertise préliminaire. Il faudra aussi revoir le système de vannes et de grilles. Il devrait y avoir aussi d’autres améliorations, plus spécifiques à la faune, mais là, j’avoue, nous sommes dans le flou. En fait, nous manquons un peu de lisibilité. Par exemple, il est dit dans le contrat que 5 % des étangs engagés dans la procédure Natura 2000 seront contrôlés chaque année. Mais pour le moment, c’est tout ce que nous savons. Nous ignorons aussi s’il est prévu un suivi écologique de certaines espèces. En théorie, tout propriétaire qui souscrit au “ Code des bonnes pratiques de l’étang dombiste ” doit faire établir un diagnostic de l’état des lieux des habitats présents et du mode de gestion de l’étang. Il doit également suivre des recommandations visant à améliorer la qualité environnementale ou les résultats économiques de l’étang dans le respect des bonnes pratiques. Ce diagnostic obligatoire est gratuit pour les propriétaires. Il n’a pas été encore réalisé. Par exemple, nous avons constaté que la phragmite est en régression, nous ignorons pourquoi.
Mais vous savez… continue-t-il plus bas, il n’y a plus d’animateur de site. Notre seul interlocuteur est désormais la DDAF. Il nous faudrait des groupes techniques travaillant sur les mesures à prendre en faveur de la faune… »
Le triage reprend avec les fruits du deuxième filet : perches-soleils et gardons s’amoncellent. Attention à ne pas abîmer les écailles ! Pas de poissons-chats. Tant mieux, car le code de bonne pratique de l’étang dombiste prévoit la destruction à la chaux vive de cette espèce. Petite déception sur le visage de Mireille, la propriétaire : « L’année dernière nous avions deux tonnes ! » Benoît, le neveu, n’était pas venu depuis vingt ans. Il attendait une pêche quasi miraculeuse. Idéalisation d’enfant ou baisse de la ressource ? De l’avis du patron pêcheur, la quantité varie selon les années et les étangs, on ne peut pas tirer de conclusions hâtives. Sous ses ordres bon enfant, nos mains plongent dans une montagne grouillante qui se dérobe. Je cherche le poisson d’or qui fait exaucer des vœux. Par exemple : l’arrivée de nouveaux animateurs sur ces sites orphelins !
1. Table de triage du poisson
2. Évolage. Période pendant laquelle les
étangs sont pleins d’eau et donnent du poisson ; elle est suivie de l’assec. Ancien adjectif eveux ou evol qui signifie aqueux.