Les sphaignes
Espaces naturels n°11 - juillet 2005
Pierre Goubet
Institut des herbiers universitaires de Clermont-Ferrand université Blaise-Pascal
Souvent négligées dans les démarches d’inventaires et de gestion, elles sont les espèces clés du fonctionnement des tourbières hautes.
La connaissance des communautés de sphaignes et leur répartition sur le site sont les meilleurs outils d’un diagnostic écologique de tourbière haute. Les objectifs de gestion ou de restauration doivent être tournés vers le maintien ou le développement des espèces productrices de tourbe.
Ce constat découle de deux observations : les sphaignes mortes constituent la majorité de la tourbe ; les sphaignes vivantes construisent un milieu qui leur est favorable et qui limite l’implantation de compétiteurs.
En effet, l’analyse des restes végétaux dans les carottes de tourbe ou sur des coupes de tourbières exploitées montre l’importance quantitative des sphaignes. Les espèces constituant la tourbe sont caractéristiques des hautes buttes (Sphagnum fuscum, S. capillifolium, et S. austinii) et des larges banquettes ou basses buttes (S. magellanicum et S. rubellum). Les sphaignes de dépressions comme S. cuspidatum, S. fallax, S. denticulatum ou S. tenellum ne représentent le plus souvent que de minces couches, elles contribuent peu à l’édification de la tourbière. Ces dernières sont pourtant celles qui croissent le plus vite (S. fallax peut s’allonger de 32 cm en un an !), mais produire de la masse végétale ne suffit pas.
La présence importante, dans la tourbe, des espèces de buttes et de banquettes s’explique par leur constitution chimique qui les met à l’abri de la décomposition par les microbes du sol. Elles produisent peu, mais se conservent mieux.
Autre propriété essentielle des sphaignes : leur capacité à exclure arbres, arbustes et autres végétaux destructeurs de tourbières hautes. Le milieu généré par les espèces de buttes et de banquettes est particulièrement contraignant. Il est bien connu que les sphaignes se comportent comme une éponge, maintenant en leur sein une grande quantité d’eau. Le fait que le sol soit gorgé d’eau provoque l’asphyxie des racines des autres végétaux. En plus, les sphaignes ont la capacité de capter certains éléments minéraux, essentiels à la survie des autres végétaux, comme le calcium ou l’azote, ce qui appauvrit le milieu. D’autant qu’en échange, elles libèrent des produits acides, nocifs aux racines des plantes. Pour couronner le tout, les sphaignes sont capables d’enterrer vivant tout végétal ne poussant pas assez vite !
Asphyxie, acidité, pauvreté minérale et « sol avaleur » sont des contraintes que peu de plantes vasculaires peuvent subir. Celles qui résistent, rares, ne se rencontrent presque que dans les tourbières hautes.
Retenons donc que certaines sphaignes produisent de la tourbe et excluent les compétiteurs, ce sont elles qu’il faut protéger et favoriser pour assurer la pérennité du milieu. Leur présence sur la tourbière est signe de bonne santé et permet la vie d’espèces à fort intérêt patrimonial comme la droséra, les canneberges, l’andromède… Malheureusement, elles sont fragiles et supportent mal les changements liés à l’humidité du secteur et à l’écrasement, qu’il soit causé par des Hommes, des bêtes ou des machines.
Ainsi, pour une tourbière haute, l’étude des sphaignes permet de dire s’il faut intervenir, où intervenir et surtout où ne pas intervenir. Elle est donc un préliminaire à toute intervention.