Connaître la biodiversité d’un territoire : défi ou utopie ?
Espaces naturels n°52 - octobre 2015
Oliver Jupille, Parc national des Pyrénées
Aurélien Besnard, CEFE
Alors que notre connaissance de la biodiversité serait de l'ordre de 10 à 20 %, il apparaît important de combler nos lacunes. Mais plus on progresse, plus les efforts à consentir pour effectuer les nouvelles observations sont importants. Alors, comment évaluer cet effort et quand s'arrêter ?
Réaliser un inventaire généralisé de la biodiversité permet d'établir un état des lieux approfondi de la biodiversité notamment à l’échelon communale. C'est également un point de départ pour instaurer un dialogue entre élus, naturalistes et gestionnaires sur la question de la prise en compte de l’environnement dans les politiques publiques. C'est ainsi par le biais du programme Atlas de biodiversité communale (ABC) que celui du Parc national des Pyrénées se déploie. Le programme ABC structure aujourd’hui la connaissance naturaliste de l’établissement avec neuf communes du territoire impliquées. L’ambition est de couvrir au moins la moitié des 63 communes du territoire avant l’échéance de la charte (2027). Mais quand arrêter les actions ? Comment évaluer quantitativement les progrès réalisés ?
ÉVALUER LA PARTIE ÉMERGÉE DE L'ICEBERG
En effet, les inventaires de la biodiversité constituent un véritable défi car, à y regarder de près, la connaissance de la biodiversité est comparable à un iceberg ! Une partie seulement est visible, accessible et une proportion importante reste « cachée » compte tenu des moyens déployés et parfois des compétences disponibles. Jusque-là, nous nous contentions de cette situation frustrante où l’inconnu n’était pas quantifiable et pour laquelle aucune action planifiée n’était envisageable pour tenter de combler les lacunes. Pourtant, après quatre années d’inventaires et avec l’aide des statistiques, on peut dorénavant évaluer la partie cachée de l’iceberg. Sur la base des connaissances déjà acquises dans le cadre du programme ABC, c’est-à-dire à partir de la richesse observée et de son accumulation au cours des visites sur le terrain, des modèles mathématiques permettent de prédire la richesse attendue sur le territoire, à différentes échelles. Celle-ci correspond à la biodiversité que nous pourrions observer en déployant des inventaires spatialement et taxonomiquement exhaustifs.
À partir de données d’inventaires collectées lors de plusieurs passages sur le terrain, on construit classiquement des courbes d’accumulation qui illustrent combien d’espèces au total ont été détectées. Ces courbes d’accumulation présentent usuellement des croissances fortes lors des premiers passages et le nombre de nouvelles espèces détectées tend à baisser progressivement après un certain temps de prospection. À partir de ces courbes utilisées depuis les années 1970 en écologie, l’écologue H. Clench a développé en 1979 des modèles mathématiques permettant de décrire par une équation la forme de ces courbes. À l’aide de procédures statistiques, on peut alors estimer les paramètres de cette courbe à partir des données collectées sur le terrain. Enfin, dès lors que cette équation et ses paramètres sont estimés, plusieurs indicateurs peuvent être aisément calculés comme la richesse totale attendue sur le site étudié ou le nombre de passages nécessaires pour inventorier un pourcentage fixé de cette richesse, 90 ou 95 % par exemple.
DES RÉSULTATS À LA PLANIFICATION DES MOYENS
Concrètement, sur une commune inscrite dans le programme ABC du PNP et pour laquelle près de 3000 données de biodiversité sont disponibles, soit environ 15 données/ha, les résultats montrent qu’à l’issue des inventaires, environ 30 % des espèces présentes ont été observées. Sur les 3600 taxons prédits par le modèle, 1060 ont réellement été recensés. S’agissant de l’avifaune par exemple, les naturalistes ont recensés 52 espèces sur la commune suite à 22 passages distincts. Or, la projection effectuée par le modèle prédit la présence d’environ 75 espèces. Atteindre 95 % de ce niveau de connaissance sur cette commune nécessiterait un investissement en temps 10 fois supérieur à celui engagé à ce jour, soit environ 220 passages, le nombre de nouvelles espèces trouvées à chaque passage diminuant rapidement à partir d’un certain seuil d’effort. Pour 90 %, l’effort devrait être d’environ 100 passages ! Les résultats sont sensiblement différents à une échelle plus petite qui intègre les données collectées sur les neuf communes du Parc national des Pyrénées engagées dans le programme ABC. Les différents inventaires cumulés pour l’avifaune sur ces communes ont d’ores et déjà permis d’observer quasiment 90 % de la richesse en oiseaux du territoire.
Il convient néanmoins de se garder d’interpréter les chiffres à la virgule près ; le modèle de Clench pose certaines hypothèses sur le processus de détection des nouvelles espèces et d’autres modèles posant d’autres hypothèses ont aussi été proposées depuis. Ces modèles peuvent bien entendu fournir des résultats différents et il faut donc accepter qu’ils fournissent des indications et non un résultat précis. Cependant ils restent des outils puissants de planification pour les inventaires dont il serait dommage de se passer.
Les travaux menés avec l’aide des chercheurs de l’EPHE/CEFE fournissent de précieuses informations pour mesurer le défi qui attend les acteurs de la connaissance de la biodiversité. Il est possible de quantifier approximativement la part non encore observée de biodiversité quelle que soit l’échelle du territoire concerné (maille, commune, département, réserve,…). Le naturaliste comme le responsable du programme d’inventaire sont donc en mesure d’évaluer le niveau de connaissance atteint et peuvent mesurer ensemble le chemin restant à parcourir pour atteindre un niveau supérieur de connaissance.
Cependant, le travail à accomplir peut rapidement être consommateur en temps et en moyens. L’augmentation de la connaissance sur un groupe d’espèces n’est pas linéaire. Au fur et à mesure, un plateau se dessine… Connaître de façon exhaustive la biodiversité d’un groupe sur un territoire demande un investissement important voire inaccessible ! Entre défi et utopie, le travail réalisé avec les chercheurs dans le cadre de l’ABC fournit au Parc national des Pyrénées les moyens d’évaluer et de décider du niveau de connaissance qu’il souhaite atteindre au regard des objectifs et de ses moyens humains et financiers.