Face à face

Finie l’idéologie de l’équilibre naturel 

 
Patrick Blandin, qu’est-ce que cela change ?

Espaces naturels n°33 - janvier 2011

Études - Recherches

Olivier Scher
Gestionnaire au conservatoire des espaces naturels du Languedoc-Roussillon

 

L’idéologie de l’équilibre naturel a longtemps prévalu en écologie. Mais les scientifiques évoluent vers une science de la conservation qui analyse la biodiversité dans une optique de changement. Dans un livre intitulé De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Patrick Blandin décrit ce changement de paradigme qui met l’accent sur la compréhension des trajectoires. Dialogue sur les conséquences opérationnelles de cette nouvelle approche.

Olivier Scher. Dans votre ouvrage, vous nous invitez à réfléchir au nécessaire abandon du paradigme d’équilibre pour adopter la notion de trajectoire. Est-ce à dire qu’un gestionnaire d’espaces naturels doit agir contre la dynamique naturelle d’un écosystème quand elle va à l’encontre de son objectif de gestion ou, au contraire, doit-il accompagner le changement ?

Patrick Blandin. Le concept d’équilibre de la nature fait place, en effet, à celui de trajectoire. Cela n’exclut pas que des systèmes puissent conserver certaines caractéristiques pendant des durées longues à l’échelle d’une vie humaine. En fonction des descripteurs choisis pour caractériser l’état d’un système, et en fonction de la précision avec laquelle nous les évaluons, nous pouvons ou non percevoir des changements. On peut appeler « phase d’équilibre » une période pendant laquelle aucun changement des descripteurs n’est perçu. Il est tout à fait légitime que l’objectif assigné à un espace naturel soit le maintien à long terme dans un état défini par des descripteurs. Il s’agit alors de s’opposer aux processus spontanés qui l’écarteraient de cet état et de favoriser ceux qui le maintiennent. Encore faut-il que les processus transformateurs puissent être contrés efficacement, donc qu’ils prennent naissance soit au sein de l’espace géré, soit dans un espace où le gestionnaire peut agir. S’il s’avère que le système ne peut être maintenu dans l’état stationnaire désiré, quels objectifs envisager ? Ce peut être de tenter d’en ralentir l’évolution, ou carrément de laisser libre cours à une évolution la moins contrainte possible.

 

Olivier Scher. L’objectif de la gestion vise souvent la conservation d’espèces et d’habitats remarquables, voire l’augmentation du « capital-nature » d’un écosystème. Il s’agit alors d’un choix politique autour de ce qu’il convient de conserver en priorité. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Patrick Blandin. Le but est toujours politique, au sens où il est déterminé par la société, ou en tout cas par des entités socialement légitimes. Ceci étant, votre question évoque deux objectifs distincts : la conservation d’éléments de nature dits « remarquables », et l’augmentation du « capital-nature ». Il faut d’abord se demander qui décide du caractère remarquable ou non d’entités naturelles. Cela exigerait une longue analyse. Caricaturons : un insecte sans attrait esthétique particulier, trop discret pour être connu du public, en voie de raréfaction, attire l’attention de spécialistes qui agissent pour obtenir sa protection. De bonnes relations, un habile lobbying, et le but peut être atteint. Cela pose une question fondamentale : est-il acceptable que quelques spécialistes puissent faire assumer politiquement la protection d’éléments de nature qui ne sont remarquables qu’à leurs yeux ? Pourquoi pas, mais il faut alors se demander ce qui fonde la confiance des politiques envers ces spécialistes. Souhaitons que cela soit une vision partagée de l’avenir des relations hommes-nature ! L’idée d’augmenter le « capital-nature » relève probablement d’une telle vision : la nature serait pour les hommes un capital qui pourrait utilement être augmenté. À nouveau, d’immenses questions se posent. En quoi la nature serait-elle un capital ? À quoi pourrait servir ce capital ? Comment le quantifie-t-on, afin de savoir s’il diminue ou s’il augmente ? Une piste pour chercher des réponses : en augmentant la biodiversité à toutes les échelles, n’augmenterait-on pas l’adaptabilité des systèmes écologiques ? Autrement dit, ne serait-ce pas accroître les chances que des systèmes vivants perdurent dans un monde nécessairement changeant ; en changeant, s’il le faut, eux aussi ?

 

Olivier Scher. Les gestionnaires ont conscience de la faible naturalité de certains écosystèmes sur lesquels ils interviennent. Ceci soulève la question de ce que l’on doit gérer. Tenter de conserver des habitats et des espèces qui paraissent importants en termes de patrimoine ? Plutôt des fonctions favorables au développement humain (gestion de la ressource en eau…) ? Ou répondre à des attentes sociétales ?

Patrick Blandin. Dans les deux cas, il s’agit de répondre à des attentes sociétales. Il n’y a pas opposition : les trajectoires des systèmes écologiques s’inscrivent dans un continuum, depuis celles qui se sont trouvées être les moins influencées, jusqu’à celles qui sont les plus contraintes par les activités humaines. Quelle que soit la situation, la gestion est la mise en œuvre des actions visant à ce que l’espace géré suive la trajectoire désirée par la société concernée.

 

Olivier Scher. La gestion des espaces naturels répond donc à des choix politiques clairement affichés. Ces politiques intègrent très largement la notion « d’état de référence » et attendent des résultats sous la forme « d’indicateurs » permettant de mesurer la pertinence des actions financées. Comment intégrer le paradigme de trajectoire dans ces politiques ? En outre, comment prendre en compte l’évolution d’un écosystème et donc sa dynamique sans mettre en place un suivi approprié (ce qui est en général oublié par les financements) ?

Patrick Blandin. En poussant à l’extrême la logique du paradigme de la trajectoire – par opposition au paradigme de l’équilibre –, la notion d’état de référence perd toute signification. Restons pragmatiques. Je remplacerais simplement la notion d’état de référence par celle d’état désiré. On peut alors définir des indicateurs de réussite de la gestion, à partir de descripteurs choisis pour évaluer la distance entre l’état atteint par le système à un instant T et l’état désiré. C’est d’ailleurs là un enjeu majeur du génie écologique pour qu’il acquière une crédibilité satisfaisante : il lui faut mettre au point des outils d’évaluation des résultats de sa mise en œuvre et perfectionner ses techniques opératoires. Je suis d’accord avec vous : des procédures de suivi s’imposent dans tous les cas. On ne bloque jamais définitivement les dynamiques écologiques.

 

Olivier Scher. Votre essai touche à la relation intime entre l’homme et la nature, voire la place de l’homme dans la nature. Le gestionnaire d’espaces naturels n’est-il pas le garant d’un développement humain raisonné en agissant sur les interfaces entre l’homme et la nature « sauvage » ?

Patrick Blandin. La désignation d’espaces naturels à gérer en fonction d’objectifs fixés par une communauté humaine exprime la façon dont celle-ci conçoit sa relation à « sa » nature. Cette conception fait partie de sa culture, au sens complet du terme. Selon les pays, les fonctions attribuées aux diverses catégories d’aires protégées varient et cela veut bien dire que la place faite par une communauté à ses espaces naturels et les rôles qu’elle leur reconnaît dépendent de son projet de développement. Votre question soulève alors un problème profond. Le gestionnaire pourrait n’être considéré que comme l’opérateur scientifiquement et techniquement compétent qui met en œuvre ce projet de développement. Mais, en vous demandant s’il peut être le garant d’un développement raisonné, il me semble que vous voyez en lui bien davantage : celui qui veillerait à ce que ce développement reste « raisonnable ». Implicitement, vous faites ainsi du gestionnaire un « juge » de ce qui serait une bonne ou, au contraire, une mauvaise relation de la communauté à sa nature. Il pourrait y avoir là, en germe, un glissement vers une technocratie qui s’arrogerait le droit de faire les choix politiques. Je crois plutôt que le gestionnaire doit veiller à ce que les choix soient les plus démocratiques possible, et qu’ils soient fondés sur des valeurs explicitées. Il s’agit en effet des relations intimes des humains à la nature, nous sommes donc bien dans le champ de l’éthique. C’est tout le sens de l’Initiative pour une éthique de la biosphère que l’Union internationale pour la conservation de la nature lance en 2010 : que l’avenir de la nature soit décidé localement, au terme d’une réflexion éthique toujours révisable, dans un esprit de solidarité planétaire.