Dans les réserves naturelles

La mise sous cloche est un cliché

 

Espaces naturels n°44 - octobre 2013

Études - Recherches

Clara Therville
Cefe-CNRS, RNF, UBO
Natacha Konieczka
RNF
Vincent Santune
CEN Nord-Pas-de-Calais, RNF
Frédéric Bioret
Université de Bretagne Occidentale

Il y a loin entre l’image d’« une mise sous cloche » et la réalité des pratiques de conservation mises en œuvre. Une étude menée sur dix réserves naturelles illustre la teneur de ce décalage.

Les aires protégées sont des objets symboliques qui véhiculent une image de mise sous cloche, d’outil d’État, de « pré carré des écolos ». Certains acteurs locaux soupçonnent les gestionnaires de vouloir tout interdire, d’être payés à « regarder pousser les fleurs ». Inversement, certains gestionnaires perçoivent des limites chez les représentants des tutelles : « Ils sont là pour faire appliquer le programme des réserves naturelles […], de la connaissance du territoire et de sa gestion, mais tout le volet intégration, non. » Ainsi, une réserve naturelle (RN) serait imposée par le haut, imperméable aux territoires ; et son gestionnaire serait astreint à des missions classiques de conservation dans la réserve.

Ce cliché protectionniste pèse sur les professionnels de la nature qui, pour prendre en compte la complexité des interactions réserve/territoire, tentent de s’engager dans des dynamiques d’intégration territoriale. Pour cela, ils interviennent sur les champs réglementaires ou incitatifs et sur les objets environnementaux et sociaux. Ainsi, dans la RN des coussouls de Crau, « éleveurs et naturalistes suivent avec la même attention l’évolution des effectifs d’outardes et le cours du mouton. »
Cependant, acteurs locaux et environnementaux voient parfois d’un mauvais œil un gestionnaire trop entreprenant sur des champs transversaux, les premiers craignant une ingérence, les seconds une dérive localiste.
Une analyse conduite sur l’ensemble du réseau des réserves naturels et dix études de cas (1) ont permis d’explorer en détail le décalage entre l’image de mise sous cloche véhiculée par les RN et la complexité des interactions avec les territoires. L’étude illustre la manière dont les gestionnaires « sortent de leur réserve », et les difficultés inhérentes à cette intégration territoriale.

S’adapter au contexte. En France, la protection de la nature a toujours été le lieu des compromis ! Compromis entre différents objectifs, portés par des acteurs variés à différentes échelles spatiales et décisionnelles. Ce compromis est d’autant plus prégnant du fait des évolutions des politiques publiques environnementales. En effet, avec la décentralisation ou la promotion de la contractualisation, aires protégées et territoires sont de plus en plus perméables les uns aux autres. Pour un conservateur de réserve, « il y a un moment où, pour pouvoir assumer cette mission de protection sur un territoire, on est tenu de s’intéresser au contexte social et économique ». Un rapprochement qui concerne à la fois les objectifs, les espaces et les acteurs et qui est particulièrement vrai pour les RN avec leur diversité de statuts, d’organismes gestionnaires, de fonctionnements à l’interface entre un cadre vertical et des adaptations aux contextes territoriaux.
Par ailleurs, les gestionnaires ont compris, intuitivement et par usage, que le cadre d’intervention proposé par les tutelles est certes nécessaire mais qu’il se révèle insuffisant face à la complexité des interdépendances entre réserve naturelle et territoire : « Quand on parle de protection de la nature, on parle surtout de ce que les gens peuvent faire de cette nature, et donc […] on rentre dans des problématiques qui ne relèvent plus d’une action de conservation de la nature mais de la médiation diplomatique, du relationnel, voire de la psychologie. » Ainsi, les gestionnaires ont su mobiliser d’autres moyens que ceux prescrits : éducation à l’environnement, culture, partenariats, actions en dehors des réserves naturelles…

L’enquête montre également que cette diversité de moyens n’est pas mobilisée de la même façon sur toutes les réserves. Le pâturage, par exemple, est quelquefois conduit en interne, d’autres fois par contrat ou encore par le maintien des règles en usage.
Les trajectoires d’ouverture suivies par les gestionnaires s’observent à la fois sur les missions et sur les espaces d’intervention. Les choix et solutions apportées traduisent l’adaptation du professionnel de la nature au contexte dans lequel il intervient, et dépendent de plusieurs facteurs : les caractéristiques générales de la réserve naturelle (sa taille, la sensibilité du patrimoine naturel), le contexte territorial, les représentations du conservateur, et le contexte social (relations aux autres acteurs du territoire). En effet, du fait de leur relative petite taille, les RN sont particulièrement influencées par les interactions qui les relient aux territoires. Les gestionnaires ont pris conscience de ces interactions à la fois écologiques (dynamique des populations et des éléments), socioécologiques (les usages de la nature), et sociopolitiques (moyens financiers liés à la réserve réinjectés dans le territoire et inversement…).

Plus que des interactions, il s’agit d’interdépendances qui varient dans l’espace et dans le temps. Et la notion de socioécosystème permet de cultiver cette pensée. Elle invite les gestionnaires à considérer aire protégée et territoire comme un tout, une coproduction sociale et écologique. Elle les pousse à assumer leur engagement territorial et à dépasser le cliché protectionniste. Le conservateur doit prendre conscience de la configuration territoriale dans laquelle se situe la RN, des cartes à jouer dans cette niche territoriale, de la marge de manœuvre dont il dispose, de sa propre subjectivité, et faire des choix pour aller vers la durabilité de protection du patrimoine naturel.
Ceci nécessite une capacité à fédérer les acteurs du territoire, à entretenir des relations de confiance, à mobiliser des moyens conséquents et à porter une légitimité d’action élargie. Pour un conservateur de réserve naturelle, « si tu es intégré dans ton territoire, il peut se passer des choses, si les gens autour sont convaincus du bien-fondé de l’histoire, ils en seront les premiers gardiens ». Renseigner et faire partager, via les réseaux de gestionnaires d’espaces naturels, cette capacité à porter une dynamique d’intégration territoriale devrait devenir une priorité au même titre que l’étude des dynamiques écologiques sur les sites. •

Télécharger la thèse : http://mic.fr/byms • 1. Ces trois dernières années, Réserves naturelles de France, associée à l’université de Bretagne occidentale et au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, a porté un projet de thèse sur les liens entre réserves naturelles et territoires (cf. Espaces naturels, juillet 2012). •