Certains vont crier au loup

 
Le Dossier

Nicolas Gérardin
Parc national de Port-Cros

 

Certains vont crier au loup. L’entreprise n’a rien à faire dans le domaine de la protection de la nature. Il y a même antinomie, un fossé sépare les valeurs de l’entreprise privée, dont l’objectif est de faire du profit, et la protection de la nature dont l’éthique s’appuie sur l’acte gratuit au service de l’humanité tout entière. Mais dans les faits ?
Dominique Legrain (voir encart page suivante), ancien directeur adjoint du Conservatoire du littoral et inspecteur général de l’environnement au ministère de l’Écologie, brosse le tableau du mécénat en France : « Si l’on regroupe les financements par thème, on s’aperçoit que le mécénat environnemental détient la portion congrue. En 2001, l’environnement ne figure que pour 4 % du mécénat, avec 14 millions d’euros. L’humanitaire et la solidarité drainent quant à eux 134 millions d’euros, soit presque 40 % du total. Enfin, le culturel se taille la part du lion avec 195 millions d’euros, soit 57 % du mécénat de l’Hexagone. »
On réfléchira alors un instant sur cette déduction : « Si, en France, la part du mécénat environnemental atteignait le tiers du mécénat total actuel, les crédits alloués à l’environnement seraient multipliés par huit. » La tendance du mécénat environnemental est cependant à la hausse puisque les chiffres de 2005 le portent à 150 millions, soit 15 % du mécénat de l’année (un milliard d’euros).
Les freins du mécénat en France
Une question surgit alors : quels ressorts psychosociologiques empêchent les défenseurs de l’environnement et les mécènes de travailler de concert ? Y aurait-il plus de risque à financer la réhabilitation d’un site que la restauration d’un bâtiment historique ?
Pour plus d’exactitude et avant de répondre à cette question, rappelons que la définition juridique du mécénat recouvre une contribution sans contrepartie ; à la différence du parrainage, qui s’avère une contribution comportant des retombées directes pour l’entreprise, et du sponsoring qui est un acte commercial et publicitaire.
Mais revenons à la question : pourquoi si peu de mécénat dans le domaine environnemental ? Pour Jean Jalbert, directeur de la station biologique de la Tour du Valat, c’est un fait, « il y a une méconnaissance du monde de l’entreprise par les protecteurs de la nature et une égale méconnaissance de l’environnement par les entreprises. Les protecteurs répugnent à travailler avec de grands groupes industriels. Pour eux, Total, c’est la marée noire de l’Érika, l’explosion AZF de Toulouse… Même attitude à l’égard d’EDF, de Lafarge, de Procter & Gamble ». Notre économie, à la croissance galopante, fait peser sur la nature une menace constante et travailler avec le diable, c’est vendre son âme.
Pourtant, continue Jean Jalbert, « le seul cas où l’on peut écarter une entreprise d’un partenariat, c’est lorsqu’il y a contradiction entre les activités de l’entreprise et l’objectif assigné à l’association. Ainsi, le Conservatoire du littoral ne peut accepter le mécénat d’un promoteur immobilier. De même, l’institut Gustave Roussy1 ne peut accepter le parrainage d’un fabricant de cigarettes ou d’un marchand d’alcool ».
Un autre frein au mécénat environnemental est lié au fait que l’idée même de protection de l’environnement est relativement récente, du moins auprès du grand public. Il faudra, par exemple, attendre le sommet de la Terre de Rio en 1992 pour que les entreprises entendent parler de développement durable.
Les choses évoluent cependant, ainsi Stéphane Couchoux, avocat du barreau de Marseille spécialisé dans la fiscalité et le droit privé, constate une importante évolution dans le management et la culture entrepreneuriale : « Dans les années 1960, l’économiste américain Milton Friedman répétait que la responsabilité sociale de l’entreprise consiste à faire du profit. Alors qu’aujourd’hui, au contraire, Francis Bouygues souligne que la responsabilité de l’entreprise ne peut se limiter au profit. » Jean Jalbert renchérit : « Le monde économique découvre l’engagement citoyen, et les protecteurs découvrent la dimension économique de la gestion des territoires protégés. » À son avis, les temps sont mûrs pour nouer de vrais partenariats gagnants/gagnants.
Un autre versant de la question s’inscrit dans notre inconscient collectif. En effet, en France, la protection de la nature est traditionnellement une mission régalienne de l’État (Office national des forêts, Office national de la chasse et de la faune sauvage, Conseil supérieur de la pêche, Parc nationaux, Conservatoire du littoral). Fortement déterminées par cet a priori, nullement partagé par les sociétés anglo-saxonnes, nos mentalités peuvent être heurtées par d’autres pratiques.
Cependant, les besoins des établissements ou associations au service de la nature sont de plus en plus importants. Dans ces conditions, peut-on se passer du mécénat ? « La marge de progrès est aujourd’hui aux mains des entreprises qui ont à la fois les hommes et les moyens financiers, explique Dominique Legrain, lequel s’est vu confier une mission d’étude sur le sujet par Nelly Olin, ministre en charge de l’Environnement. Il faut donc pousser le monde de l’entreprise, encore trop souvent consommateur de ressources naturelles sans contrepartie, à devenir un acteur de premier plan pour la défense de l’environnement. » Toutefois, ce point de vue ouvre une autre question de fond : l’investissement des entreprises ne va-t-il pas inciter l’État à se désinvestir ? Le mécénat aurait alors un effet contre-productif.
Des perspectives
Si le partenariat « nature » est très généreux lorsqu’il s’agit de la planète (Jean-Louis Etienne, Francis Hallé, Nicolas Hulot), il est plus timide lorsqu’il touche aux espaces naturels. En effet, les gestionnaires de sites n’ont ni l’aura des grands explorateurs ni la tradition de frapper aux portes pour récolter des fonds. Et tous les sites ne se « valent » pas du point de vue de l’image de marque : comme le château de Versailles trouve plus facilement des sponsors que les petites églises corréziennes, les « Grands sites de France » ont plus d’atouts dans leur jeu que les espaces naturels qu’aucun label de prestige n’a valorisés. Alors, quelles perspectives ?
Plusieurs choses semblent importantes à retenir. Tout d’abord, comme l’évoque Dominique Legrain, le fait que les entreprises ont des stratégies définies à l’égard du mécénat. « Elles peuvent [d’ailleurs] être porteuses de projets de mécénat, sans que l’on ait à leur proposer quoi que ce soit. Ce fut le cas de la fondation Gaz de France qui a spontanément proposé son soutien au projet de réhabilitation de la pointe du Raz et qui s’est aussi investie dans la restauration des sentiers de France avec la Fédération française de randonnée pédestre. »
Il convient donc de connaître ces stratégies et d’inscrire ses projets dans l’une d’elle. Par ailleurs, les gestionnaires ont sans doute intérêt à construire un partenariat de long terme. Journaliste au Monde, Roger Cans, explique qu’« aujourd’hui, les méfiances se dissipent. Les protecteurs ont compris qu’il ne suffisait pas de tendre sa sébile aux industriels pour qu’ils donnent de l’argent, afin de se refaire une virginité. Il faut les impliquer dans un programme d’action pluriannuel afin que l’entreprise et tout son personnel participent activement à la gestion d’un espace ou à des opérations en faveur de l’environnement ». Ceci afin de faire entrer la préoccupation environnementale au sein même de l’entreprise. Et puis, la troisième clé d’un mécénat possible (et réussi), c’est admettre que chacun des partenaires a quelque chose à apprendre. Les chefs d’entreprise savent d’ailleurs qu’un partenariat avec un protecteur de la nature n’est pas seulement l’occasion de se faire une image verte. Le mécénat est également un échange de savoir-faire. Cette interpénétration de deux cultures, celle de l’entreprise et celle de l’environnement, est un des résultats essentiels du mécénat bien conduit.
« Ce qu’il faut, c’est faire rêver le mécène, a dit un participant. Les espaces naturels protégés peuvent offrir ce rêve. »

1. Premier centre européen de lutte contre le cancer.

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Agence régionale pour l’environnement
Mél : b.cosson@arpe-paca.org