Tunisie : l’impact d’une révolution

Quand tombent les clôtures

 

Espaces naturels n°36 - octobre 2011

Vu ailleurs

Sami Ben Haj
Collaborateur du Réseau nature et développement en Tunisie

 

La révolution tunisienne n’est pas sans impact sur la gestion des aires protégées. Les populations rurales se révoltent aussi contre ces sanctuaires imposés par le pouvoir. Les gestionnaires d’espaces naturels ont la tâche difficile.

Quelques jours après le début de la révolution du 14 janvier, les réseaux sociaux sur internet restent très actifs. Un bon quart de la population guette et échange les nouvelles. Le débit des informations s’avère impressionnant. Dans mon groupe d’amis, quelques-uns impliqués dans la protection de la nature relayent un message alarmant du conservateur du Parc national du Chaambi : les clôtures ont été détruites et les troupeaux des agriculteurs locaux sont à nouveau dans le parc… Vandalisme ! Lui-même est prié de dégager.
Très rapidement, d’autres informations similaires sont rapportées. Toujours et encore, des violences contre les symboles et les interdits qui s’imposent dans les aires protégées. De nombreux crimes contre la nature sont également signalés. Ils sont le fait de vandales ou d’opportunistes profitant de la situation de non-droit créée par les mouvements sociaux : chasse ou abattage d’arbres ont libre cours dans la plupart de ces espaces. Les parcs nationaux vivent leur clash révolutionnaire.

Que comprendre ? Avant l’établissement d’aires protégées, les populations voisines avaient des relations commerciales avec ces espaces. Malgré quelques excès, une exploitation raisonnable avait à peu près libre cours : pâturage, chasse, cueillette, ramassage de bois mort, carbonisation permettaient de survivre. Le cœur des parcs actuels étant les plus fertiles et les plus riches, ils constituaient les espaces de prédilection pour ces usages. Dans les années 70, l’établissement des aires protégées a brutalement stoppé la relation privilégiée qu’avaient les habitants avec ces espaces exceptionnels. Les aires protégées sont devenues de véritables sanctuaires. Certes, cette décision politique était avant tout dictée par des impératifs de conservation et de réhabilitation. Mais elle a été perçue comme émanant d’un pouvoir qui marginalisait les exigences des populations en matière de développement.
Privées des meilleures ressources par cette mise en défens, enclavées, isolées et éloignées des grands circuits socio-économiques, ces populations rurales et forestières se sont trouvées démunies et mises au ban de la modernité.
Par ailleurs, ni les populations ni les usagers n’avaient droit de regard sur les dispositifs de gestion. Ils sont devenus des intrus sur des territoires qui, certes, ne leur appartenaient pas mais avec lesquels ils entretenaient des relations séculaires.
Bien sûr, avec le temps, l’approche participative commençait à être de mise dans la préparation des documents de gestion. Aussi, enquêtes après enquêtes, les usagers participaient aux diagnostics socio-économiques et faisaient part de leurs doléances aux experts. Ceux-là, souvent de bonne foi, promettaient une vie meilleure au travers d’aménagements et d’équipements structurants. Il ne restait souvent que des promesses, des écrits, et si parfois quelques réalisations voyaient le jour, elles restaient en deçà des attentes.
La conservation participative était précaire et la précarité des populations tenace. La mal-vie engendrait frustrations et suspicion envers l’ordre établi.

Espoir en temps d’incertitudes. Catalysées par un volontarisme et une solidarité sans précédent, les associations de protection de l’environnement se réunissent aujourd’hui et forment un collectif destiné à faire face à la pléthore de problématiques exacerbées par la révolution. La première action entreprise par la nouvelle société civile est dédiée aux parcs nationaux. Des émissaires se rendent sur les lieux pour rechercher ou plutôt confirmer les causes de ces violences et de ce mal-être généralisé.
Le constat est clair : tous ces soulèvements sont autant de signaux forts qui témoignent de l’échec de la politique de l’État en matière de gestion des aires protégées, de la faiblesse de la société civile bridée durant des décennies au niveau local comme au niveau national. Les discours des personnes rencontrées sur les sites sont similaires, ils sont fermes et décidés.
La tâche est colossale, le moral des volontaires qui œuvrent en faveur de la nature tangue entre désarroi et volontarisme. Mais les forces vives de la conservation et de la biodiversité se déploient tous azimuts : réseautage, plaidoyer, médiation, montage de projets et actions concrètes. Elles appuient la création d’associations locales et les accompagnent dans leur stratégie et leurs actions. Il en est ainsi du collectif ONG Réseau nature et développement, actuellement en cours de structuration.
Des projets se dessinent et s’adaptent à cette dure réalité. Des partenaires internationaux viennent en aide et mobilisent des fonds pour inverser les tendances qui pourraient s’amplifier et réduire à néant tout effort de conservation. Un grand chantier s’annonce, mais son ampleur est telle que l’ensemble des acteurs auront du mal à faire face en l’absence de synergies et de coordination : les difficultés sont amplifiées par le contexte d’incertitude et de gabegie.
Pour faire face à cette impuissance, à ces doutes, à la suspicion ; pour freiner le vandalisme devenu pain quotidien des espaces naturels les plus emblématiques, il est essentiel d’établir des passerelles et des synergies entre les acteurs de la conservation et de mettre en place des programmes adaptés aux réalités locales. C’est là la condition pour répondre aux impératifs de protection de la nature mais aussi pour prendre effectivement en considération des contraintes socio-économiques locales. Trop d’énergie et de moyens ont été jusqu’ici dépensés dans des approches conceptuelles transposées en dépit du bon sens.