Pierre Donadieu, Professeur à l’École nationale supérieure du paysage de Marseille

« Pour conduire un projet de paysage, il y a plusieurs chefs d’orchestre possibles »

 
L'entretien

 

 

 

 

 

 

 

La notion de paysage n’est simple qu’en apparence !
Effectivement… Non seulement elle désigne ce qui est visible, à savoir les réalités matérielles ou les images de ces réalités, mais elle traduit également, et plus largement, les inépuisables significations que les humains attribuent à leur environnement. C’est pourquoi aucune discipline ne peut prétendre, seule, en maîtriser l’interprétation.
D’ailleurs, le paysage n’est plus enseigné aujourd’hui comme un savoir relevant seulement de la géographie ou de l’histoire de l’art. Il sollicite beaucoup d’autres connaissances qui se réfèrent chacune à un ou plusieurs paradigmes1 et, surtout, à de nouveaux métiers : les sciences du paysage débouchent sur le paysagisme comme les sciences de la ville l’ont fait avec l’urbanisme.
Quelles sont alors les diverses manières d’appréhender le paysage ?
D’un côté, les sciences de la vie et de la nature, avec les notions d’écosystème et de biodiversité, donnent à comprendre le paysage comme une échelle géographique d’analyse des variations des populations végétales et animales. Ainsi, chez les géoagronomes, la notion d’agrosystème donne accès à la compréhension des systèmes techniques de production végétale ou animale inscrits dans des unités de paysage agricole, forestier et périurbain.
D’un autre côté, les sciences de la terre comme la géographie ont longtemps fait appel à la notion de paysage. Elles l’ont un peu oubliée pour la retrouver aujourd’hui en décrivant les modèles culturels qui influencent autant la formation des représentations sociales des paysages que leurs modes de production matérielle (par exemple, le paysage pittoresque du touriste ou les paysages vécus de l’agriculteur).
Et les sciences de l’homme ?
C’est un troisième volet. Les sciences de l’homme et de la société ont donné accès à la dimension immatérielle du paysage : l’économiste à partir des notions de prix, de marché et d’externalités ; le sociologue avec celles de conflits sociaux et de médiation entre les manières de concevoir le devenir d’un espace ; l’historien culturaliste avec la sensibilité sociale aux sites remarquables et ordinaires ; l’historien de l’art par des démarches d’interprétation ; l’archéologue en s’appuyant sur les traces laissées par les sociétés anciennes ; l’anthropologue à partir des notions de pensée symbolique et d’imaginaire…
Comment fait-on la synthèse de ces différentes approches, notamment en termes opérationnels ?
Pour mettre en relation, de manière pluridisciplinaire, les dimensions matérielle et immatérielle des paysages, c’est au professionnel du paysage, et notamment au paysagiste, avec d’autres aménageurs d’espace, que revient le savoir d’intervenir sur l’espace, en se fondant sur l’outil du projet de paysage. C’est au philosophe, critique de jardin et de paysage, comme au scientifique, de commenter les pratiques paysagistes et d’évaluer l’efficacité des politiques publiques de paysage préconisées par la Convention européenne du paysage de Florence (voir encart).
Dans ce concert de production de connaissances des paysages, il n’y a pas un seul chef d’orchestre possible des projets de paysage. Chacun peut y prétendre surtout quand les projets visent plusieurs objectifs qu’il faut hiérarchiser : la sécurité et la santé du vivant humain et non humain, la qualité du cadre de la vie sociale, la valorisation économique et la protection des ressources naturelles et de la biodiversité, les identités régionales ou nationales, les mémoires locales, la mixité sociale dans l’espace public, l’emploi, etc. Selon les enjeux locaux, chaque expertise peut apporter sa contribution sachant que les démocraties européennes insistent de plus en plus pour que la régulation éthique et esthétique de la production des paysages soit prise en charge par le débat public. Cette médiation paysagiste est en pratique confiée de plus en plus à ceux qui sont formés pour la mener à bien, au paysagiste, à l’architecte, au géographe, à l’agronome et à l’écologue notamment.

1. Représentations du monde