Les alpages sentinelles
Espaces naturels n°41 - janvier 2013
Laurent Dobremez
Cemagref-Irstea
Muriel Della-Vedova
Parc national des Écrins
Jean-Pierre Legeard
Centre d’études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerranée
Pour anticiper l’impact des aléas climatiques et permettre les changements de pratiques pastorales tout en gérant durablement les milieux, un réseau Alpages sentinelles a été mis en place. Le dispositif associe éleveurs et bergers, techniciens agricoles et pastoralistes, chercheurs et gestionnaires d’espaces protégés.
L’éthique est basée sur le dialogue et la coopération. Le réseau Alpages sentinelles1 a vu le jour après que des années de sécheresse successives aient affecté les Alpes du sud et conduit à des changements de pratiques pastorales pouvant mettre en cause les végétations. Devant ce constat, fin 2005, la commission Agriculture du Parc national des Écrins a reconnu l’alpage comme un espace de coresponsabilité entre les éleveurs et les gestionnaires du parc. Une posture qui a conduit à l’élaboration de ce programme dont le maître-mot est partager.
Partager, car le dispositif associe éleveurs et bergers, techniciens agricoles et pastoralistes, chercheurs (écologues, agronomes, climatologues…) et gestionnaires d’espaces protégés. Partager, car le programme vise la production et l’acquisition de connaissances et références techniques sur les dynamiques et les processus qui se nouent entre climat, milieux, pratiques pastorales et systèmes d’élevage.
Mais il convient également de veiller ; d’être « sentinelle ». Les acteurs du réseau veulent être capables de percevoir les signaux d’alerte sur des évolutions et des changements affectant les alpages et les exploitations qui les utilisent. Dans cette optique, le programme met en exergue des points de vigilance. Il développe également les moyens d’un apprentissage collectif pour faire fonctionner un outil d’aide à l’analyse et à la décision. Cette forme d’ingénierie territoriale constitue d’ailleurs un des aspects les plus originaux du réseau Alpages sentinelles.
Un réseau d’actions, pas un observatoire passif. Pour comprendre et agir à bon escient, des analyses croisées sont entreprises : elles prennent en compte les conditions climatiques, les dynamiques des milieux semi-naturels (en termes de biodiversité et de ressource pastorale), les pratiques et la gestion pastorale de l’alpage ainsi que les logiques de fonctionnement des exploitations agricoles. Les indicateurs techniques sont confrontés aux perceptions et aux savoirs des éleveurs et des bergers. Notamment par l’organisation de rencontres annuelles visant à mettre en débat les résultats et les hypothèses. Dans ce sens, le réseau Alpages sentinelles n’est pas un observatoire (au sens classique du terme). Il est en effet possible d’intervenir si un dysfonctionnement pouvant compromettre une gestion durable des milieux pastoraux est détecté.
Mesure d’importance quand on sait l’enjeu représenté par les alpages, patrimoine écologique et culturel exceptionnel, considéré par les experts du Giec comme très vulnérable au changement climatique. Ces milieux sont aussi la clé de voûte de très nombreux systèmes d’élevage des Alpes et de Provence : environ le quart du cheptel bovin et les trois quarts des ovins de ces régions montent en alpage.
Protocoles robustes et adaptés aux conditions de terrain. Le réseau Alpages sentinelles est source d’innovations au plan méthodologique. Son ambition de suivre les évolutions sur le moyen voire le long terme l’a conduit à se doter de protocoles de recueil de données à la fois robustes, adaptés aux conditions de terrain et réalisables avec les moyens humains disponibles.
Ainsi, par exemple, en complément des données de Météo-France, des pluviomètres relevés par les bergers ont été installés en alpage car les orages très localisés peuvent entraîner des conditions très différentes des mesures effectuées dans les stations météorologiques. La vitesse de déneigement, qui influe sur la pousse de l’herbe et la phénologie des plantes, est étudiée à partir d’un traitement spécifique d’images satellites Modis disponibles gratuitement sur internet.
Dérivé d’une méthode validée scientifiquement en Australie, et appliquée à une variété de milieux herbacés, le protocole mis au point par le Laboratoire d’écologie alpine de Grenoble vise à s’adapter aux contraintes de terrain et propose d’estimer rapidement la productivité des pelouses d’alpage à partir d’une appréciation visuelle des hauteurs des couverts végétaux.
Le suivi des pratiques pastorales est réalisé lors de tournées de fin d’estive, en septembre-octobre. À cette occasion, les observations sur le terrain permettent d’identifier quelles plantes ont été consommées par le troupeau pour déterminer la pression exercée sur la végétation. Des notes sont attribuées en référence à des grilles d’évaluation de la consommation de la ressource, élaborées par le Cerpam (service pastoral de la région Paca).
Ces grilles, basées sur le degré de consommation ou de raclage des plantes classées selon leur appétence, sont issues de l’expérience d’écologues et des pastoralistes du Cerpam et étalonnées à partir de mesures sur les pelouses subalpines. Elles peuvent être associées à un mode de gestion pastorale. Facilement appropriables et reproductibles sur d’autres milieux, elles ont d’ailleurs été adaptées en Vanoise et testées de façon probante dans le Vercors.
Cet outil s’avère très intéressant pour partager un constat de terrain puis discuter de la gestion de l’alpage en concertation avec les différents acteurs.
Autre exemple, le suivi de l’organisation spatiale et temporelle des exploitations est réalisé lors d’entretiens annuels avec les éleveurs. L’établissement de calendriers de pâturage pour les différents lots d’animaux, le suivi des déplacements de ces troupeaux, localisés sur des photographies aériennes, et la valorisation technique des carnets d’enregistrement remplis par les éleveurs par obligation administrative constituent des supports d’échanges en vue d’évaluer la place de l’alpage et la contribution des différents types d’espaces utilisés (alpages, parcours, prairies pâturées, prés de fauche) à l’alimentation du troupeau. Tous ces supports permettent de comprendre les logiques des éleveurs, les raisons de leurs pratiques et la flexibilité dont ils disposent par rapport à l’alpage.
Perspectives. Dix-huit alpages sentinelles et vingt-cinq couples alpages/exploitations ont été constitués dans les Écrins et en Vanoise. Quatre ou cinq alpages du Vercors (situés dans la Réserve naturelle des hauts plateaux ou classés en zone Natura 2000) devraient rejoindre prochainement ce réseau. Cet objectif, d’une trentaine de sites, est sans doute le maximum gérable avec les moyens actuels tout en conservant les principes fondateurs des alpages sentinelles.
Cela n’exclut pas cependant une articulation avec d’autres sites et d’autres acteurs préoccupés par cette problématique de « gestion durable des milieux semi-naturels et changement climatique », qui pourront bénéficier des acquis méthodologiques du réseau Alpages sentinelles. •
En savoir plus
http://www.ecrins-parcnational.fr/
component/content/article/51/776-reflexions-partagees-autour-des-alpages-sentinelles.html
1. Ce dispositif, qui repose sur la motivation et le volontariat des partenaires associés, n’aurait pu se pérenniser sans le soutien du ministère en charge de l’environnement, la Datar et les régions Rhône-Alpes et Paca.