Baie du mont Saint-Michel

L’anthropologie maritime pour servir la gestion littorale

 
Aménagement - Gouvernance

Mickaël Mary
Chargé de mission littoral - Baie du mont Saint-Michel
Christophe Secula
MNHN
 

La gestion d’un territoire suppose d’avoir une connaissance fine de ses acteurs.  Dans la baie du mont Saint-Michel, une enquête anthropologique a été menée auprès des pêcheurs à pied.

Situé sur le vaste estran de la baie du mont Saint-Michel, le banc des hermelles est un site récifal d’intérêt communautaire. Au lancement de Natura 2000, en 2006, les pêcheurs à pied qui exploitent le site depuis toujours manifestent de nombreuses inquiétudes et réticences. Aussi, afin de définir un cadre de gestion adapté, les méthodes de l’anthropologie maritime sont mobilisées. Elles permettent de proposer des mesures concrètes de gestion. Et, surtout, acceptées par tous.

L’enquête anthropologique associe observations, entretiens et analyses. La description des pratiques de pêche à pied a été effectuée en accompagnant les pêcheurs, permettant le relevé des particularités techniques et culturelles spécifiquement associées à cette pratique au banc des hermelles. Durant trois mois, tous les acteurs concernés ont été consultés. Plus de quarante entretiens – totalement anonymes, enregistrés et intégralement retranscrits – ont été réalisés à partir d’une grille de questions thématiques laissant à l’informateur la possibilité de s’exprimer librement. La rencontre des acteurs à leur domicile ou sur leur lieu de travail a permis à ceux qui ne s’expriment pas ou refusent de s’exprimer lors de réunions publiques de donner leur avis. Cette concertation privée autorise un discours libre et dégagé de toutes contraintes sociétales.
Les entretiens ont révélé les différents réseaux auxquels appartiennent les acteurs qui fréquentent le banc des hermelles. Associatifs, familiaux, professionnels ou politiques, ces réseaux se recoupent. Leur connaissance a permis d’identifier des positions communes et éclaire sur les comportements observés au banc des hermelles (dépassement de quotas, zones de pêche, espèces pêchées, etc.).

L’analyse des données a pu déterminer la fonctionnalité du couple pêche à pied/banc des hermelles dans le « socio-système » de la baie. Ainsi, l’identification des zones de pêche a mis en évidence des publics distincts de pêcheurs. Chaque groupe révèle une perception spécifique du site et de l’activité de pêche à pied. Pour les locaux, la pêche à pied est une activité traditionnelle ayant permis autrefois la survie de nombreuses familles. Bien qu’elle ne soit plus une activité vivrière aujourd’hui, les locaux considèrent toujours la pêche comme un métier qu’ils ont su adapter aux évolutions écologiques pour continuer à l’exercer et alimenter leurs réseaux instituant ainsi une forme locale de gestion. Pour les pêcheurs du pays, souvent éloignés de la baie pour des raisons professionnelles, le banc des hermelles représente un noyau géographique au sein duquel des rapports distendus se resserrent. La pêche à pied est un moyen de renouer contact avec la baie et d’entretenir un lien intergénérationnel avec les locaux, pour la plupart âgés.

Pour ces deux groupes de pêcheurs, le banc des hermelles est donc avant tout un espace social.
À l’inverse, les pêcheurs touristes perçoivent le banc des hermelles comme un paysage naturel uniquement. S’y rendre est un moyen d’appréhender l’estran légendaire de la baie du mont Saint-Michel : « Je pourrais dire que j’ai été au centre de la baie. » La pêche à pied n’a alors aucune fonction sociale, ni de valeur dans les échanges. C’est une activité ludique de découverte de la nature, une façon d’occuper les enfants et de leur faire découvrir la richesse faunistique intertidale.

Ces perceptions définissent chacune des enjeux distincts de gestion mais pouvant aboutir à une convergence d’objectifs.
En effet, la préservation du banc des hermelles apparaît écologiquement fondée pour les défenseurs de l’environnement, les scientifiques et les gestionnaires. Mais sa sauvegarde est aussi socialement, économiquement et culturellement légitimée par ceux qui y pêchent depuis des décennies : « […] la pêche à pied sur les crassiers1 est viscérale pour nous. Ça fait partie de la baie. Il faut pouvoir continuer à y aller. » En garantissant le bon état écologique du banc des hermelles, ils maintiennent leurs modes d’être, de penser et d’agir et s’assurent de l’équilibre social et culturel du système local. Dans les deux cas, la gestion du banc des hermelles est nécessaire et justifie que des mesures soient prises. Ceux pour qui le banc des hermelles ou la pêche à pied n’ont d’autres fonctions que celles permettant une simple sortie, sont donc les acteurs envers qui la sensibilisation à propos de la fragilité du site doit être concentrée. N’ayant aucune raison sociale ou écologique de préserver un site qu’ils ne fréquentent que rarement, ils n’en mesurent pas la place dans l’éco-socio-système local.

Ce travail a soulevé la nécessité de prendre en compte les dynamiques sociales dans la préservation écologique du banc des hermelles afin de cerner précisément les actions à mener et les acteurs sur qui s’appuyer. Ces données se révèlent dans les pratiques et les réseaux : elles donnent aux gestionnaires des clés permettant de définir des solutions adaptées et soutenues par les principaux intéressés. Les pêcheurs locaux – d’abord réticents à Natura 2000 et à la gestion « venue d’en haut » – ont ici été une force de proposition qui a permis d’établir des solutions réalisables, pérennes et acceptées. En utilisant cette démarche, les conflits ont pu être anticipés car les solutions ont été discutées en amont et apportées par les usagers du site eux-mêmes.

Alors que Natura 2000 suscitait de grandes craintes à ses débuts, cette étude a permis d’établir que des groupes a priori « ennemis », comme les pêcheurs à pied locaux et les associations de protection de l’environnement, souhaitaient en réalité les mêmes choses, mais pour des raisons différentes. Le plan d’action du document d’objectifs Natura 2000 établi par le Conservatoire du littoral a donc repris la plupart des propositions formulées dans cette étude anthropologique. L’implication des acteurs locaux a engendré une meilleure acceptation des nouvelles normes de gestion, celles-ci prenant désormais en compte les données socio-économiques locales. Depuis, et dans le cadre d’une thèse, la méthodologie employée a été étendue à toute la baie. L’objectif est de mieux connaître les acteurs et activités, ce qui donnera aux gestionnaires les moyens de prendre en compte les spécificités sociales et culturelles, indispensables à tout programme de gestion intégrée.

1. Appellation locale du banc des hermelles.