Quid du fondement scientifique des trames

C’est nécessaire : articuler biodiversité et paysage

 
Le Dossier

John Thompson
Chercheur au CNRS

 

Mettre en place une Trame verte et bleue, c’est porter un regard sur l’organisation spatiale des paysages, support des déplacements d’espèces. C’est aussi gérer la matrice paysagère pour favoriser les interdépendances entre espaces et la diversité de milieux.

Nul ne le conteste : la fragmentation des milieux naturels va croissant. La persistance des espèces sur un site se révèle donc de plus en plus dépendante du degré de connectivité des habitats qu’offre le paysage. Ainsi, la protection de la biodiversité nécessite de mettre en place des stratégies intégrant l’ensemble des milieux qui permettent aux espèces de se déplacer.
Dorénavant, il nous faut raisonner en termes de réseau écologique.
La Trame verte et bleue (TVB), proposition phare de la loi du 12 juillet 2010, est l’application française de ce concept. 
Visant la préservation, la gestion et la remise en bon état des milieux nécessaires aux continuités écologiques, la trame porte deux grandes ambitions :
1) identifier les espaces (ou réservoirs) importants pour la préservation de la biodiversité et les relier par des corridors écologiques en tenant compte de la biologie des espèces et des flux génétiques ;
2) améliorer la qualité et la diversité des paysages.
Mais tout d’abord, l’élaboration d’une Trame verte et bleue nécessite de comprendre les processus engendrés par la fragmentation des milieux naturels et comment ceux-ci contribuent au
déclin de la biodiversité.

En réduisant la superficie des habitats, la fragmentation contribue à la disparition des espèces. Il convient donc de protéger de grands espaces : pour un grand nombre d’espèces, l’aire vitale et le nombre d’individus doivent être suffisants pour maintenir une population viable.
Une illustration frappante de ce principe est fournie par les parcs nationaux des États-Unis où le taux de disparitions des espèces de grands mammifères a été d’autant plus important que la surface du parc est réduite. Aussi, avant de raisonner en termes de corridors, il faut resituer les réservoirs de biodiversité dans leur paysage et s’assurer qu’ils sont capables soit d’exporter des individus (populations en excédent démographique), soit d’accueillir une population de manière durable.

Il faut ensuite s’intéresser à la séparation des espaces naturels les uns des autres telle qu’engendrée par la fragmentation. En effet, identifier les enjeux pour lesquels il faut maintenir ou rétablir une continuité écologique, suppose de se pencher sur l’organisation spatiale des paysages et sur la nature des déplacements des organismes.
Schématiquement, on retiendra que les déplacements s’opèrent à trois niveaux :
• Les déplacements des individus dans les différentes phases de leur cycle de vie tels les mouvements journaliers entre sites de nidification et de chasse, ou encore les migrations saisonnières…
• L’établissement de nouvelles populations sur un territoire en réponse aux changements de milieu. La fermeture des milieux ouverts en est l’exemple par excellence. Mais on peut également souligner les échanges liés à la fondation d’une nouvelle population (fonctionnement de type métapopulation1).
• Enfin, des déplacements de l’aire de répartition des espèces en réponse aux changements à long terme.
Ces déplacements se font pour la plupart entre sites disjoints et sur des échelles spatiales très variables : quelques centaines de mètres pour les amphibiens entre mares et sites d’hivernage ; de l’ordre d’une dizaine de kilomètres pour les canards hivernants, entre les sites d’alimentation et les sites de repos.
Ainsi, les capacités de dispersion et les exigences écologiques des espèces conditionneraient la densité nécessaire du maillage des espaces au sein d’un réseau écologique.
On retiendra aussi que ces déplacements concernent souvent des types de milieux différents, lesquels permettent d’assurer les phases consécutives du cycle de vie. Les habitats nécessaires à l’établissement d’une trame ne sont pas continus dans l’espace, il n’y a pas non plus continuité en termes de milieux. La trame se traduit par une connectivité écologique qui se base sur une complémentarité de milieux différents.
Un dernier point à ne pas négliger : les scientifiques manquent de recul et l’incertitude persiste au sujet de l’efficacité des espaces de connectivité qui permettent ces déplacements. Aussi, bien que cette multiplicité des échelles de déplacement soit reconnue dans les guides méthodologiques pour la Trame verte et bleue (cf. p 23), le schéma opératoire de leur mise en place reste ciblé sur les notions de continuités et de corridors écologiques.

Dans les paysages à forte empreinte humaine, la notion de corridors a tout son sens puisque la majorité des flux de dispersion et de migration vont être organisés entre les réservoirs de biodiversité. Ces derniers seraient donc reliés les uns aux autres par des corridors, à travers une matrice d’activité humaine intense.
En revanche, quand le territoire est composé de grands espaces en milieux naturels et semi-naturels, et quand les activités humaines sont de faible intensité, la pertinence de ce modèle demande à être évaluée.
Dans de tels territoires, identifier réservoirs et corridors devient un exercice difficile : les paysages sont en effet construits autour d’une diversité de milieux qui forme une mosaïque. La difficulté s’illustre par exemple dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, où de récents travaux montrent qu’environ trois quarts du territoire pourrait être classés en réservoirs de biodiversité !
Élaborer une Trame verte et bleue nécessite d’intégrer l’ensemble des milieux agricoles, ouverts et forestiers qui créent une diversité de paysages. La complémentarité des petits éléments du maillage écologique (stations d’espèces végétales protégées, mares temporaires, tourbières…) et parfois des linéaires (haies, ripisylves) est au cœur de cette mosaïque.
Dans ce cas, la création d’une Trame verte et bleue consiste en l’identification des interdépendances entre espaces. Pour, ensuite, gérer l’ensemble de la matrice paysagère dont une grande partie se compose de surfaces à biodiversité ordinaire.
Un changement radical de vision concernant la conservation de la nature et la gestion des espaces naturels !

Lors de sa déclinaison dans un schéma régional de cohérence écologique, la Trame verte et bleue aura vocation à inclure tout ou partie des espaces protégés et devra s’articuler avec la stratégie de création d’aires protégées. En visant à placer 2 % du territoire sous protection forte, cette dernière contribuera à de nouveaux réservoirs de biodiversité. Dans ce contexte, la Trame verte et bleue ne visera pas à relier ces réservoirs par des corridors. Elle aura plutôt pour but de favoriser la solidarité écologique de ces réservoirs avec les autres espaces du territoire, leurs usages et leur gestion.
La trame permettra une meilleure prise en compte des processus agissant au niveau du paysage, d’un point de vue fonctionnel certes (dynamiques de la biodiversité) mais aussi culturel avec la perception des valeurs associées à la diversité des paysages et du vivant.

1. Groupe de populations d’une même espèce, séparées spatialement (ou temporellement) et qui échangent des individus lors de la création de nouvelles populations.