« Nous avons modélisé l’écosystème de l’Arctique »

 
Rencontre avec Olivier Gilg

Espaces naturels n°15 - juillet 2006

Le Dossier

Olivier Gilg
Président du Groupe de recherches en écologie arctique.

 

Depuis quinze ans, le chercheur Olivier Gilg observe le Groenland. Chaque année, il passe plusieurs mois dans ce milieu extrême pour étudier l’impact du réchauffement climatique sur les fluctuations des espèces. Jusque-là, quand on les interrogeait, lui et ses collègues du Groupe de recherches en écologique arctique restaient sur une réserve prudente. Mais, depuis cinq ans, le discours a radicalement changé.

Vous dites que le changement s’observe
au quotidien…
L’avancée de l’été est évidente. Il y a quinze ans, lorsque, en juin, nous arrivions sur place, la neige recouvrait encore notre zone d’étude. Ces dernières années, la neige a disparu et la banquise est déjà fortement disloquée. Les ours blancs offrent un autre exemple flagrant. Tous les deux ou trois ans, l’un d’eux venait exceptionnellement visiter le camp de base. Depuis 2000, ce sont cinq, six, sept d’entre eux qui nous rendent visite chaque année. Avec la disparition de la banquise dès le milieu de l’été, les ours viennent à terre. C’est un exemple, il y en a d’autres : il y a quatre ans, une espèce de coccinelle a fait son apparition dans la région. Depuis, on en voit partout. Nous avons également découvert en 2004 deux nouvelles espèces nicheuses de goélands. Certes, elles nichaient déjà en Islande et sur l’île Jan Mayen voisines, mais jamais, depuis des siècles, elles n’étaient venues se reproduire dans ces régions. Or, s’agissant de prédateurs, l’impact est immédiat : les sternes et eiders disparaissent de leurs îlots dès l’année suivante. Le réchauffement climatique est deux fois plus important dans l’Arctique que dans les autres régions du globe. Ces régions sont les premières à être touchées. Ce seront également celles qui seront le plus gravement affectées.
Certaines espèces bénéficient du réchauffement.
Ce pourrait être une bonne nouvelle…
Ce sont généralement des espèces assez banales ; celles qui ont une aire de distribution assez large et peuvent migrer. Ainsi de nouvelles colonies de mouettes tridactyles se sont récemment installées et les colonies existantes sont en augmentation alors que partout ailleurs en Europe elles déclinent. Ces espèces montent vers le nord, parce qu’elles suivent les déplacements des populations de poissons et qu’elles bénéficient de la fonte de plus en plus précoce de la banquise. En revanche, les espèces typiquement arctiques, plus rares, avec des effectifs plus réduits, sont en déclin. C’est assez dramatique. Comme l’ours blanc, la mouette d’ivoire est une espèce hyper arctique. Elle ne peut survivre sans banquise. Au Canada, elle a déjà perdu 90 % de ses effectifs en vingt ans. Et si les modèles climatiques sont justes, elle pourrait disparaître totalement à l’horizon 2050-2070.
Si les modèles sont justes…
Le réchauffement n’est donc pas certain ?
Il y a beaucoup d’incertitude sur l’avenir. Le Gulf Stream, par exemple, s’est déjà ralenti par le passé. Si le scénario se reproduisait, et certains modèles l’envisagent, on assisterait à un refroidissement en Europe. La communauté scientifique est quasi unanime pour affirmer que le climat se réchauffe à l’échelle planétaire, elle s’accorde également à dire qu’il existera de fortes variations régionales et que certaines régions, au contraire, pourraient bien se refroidir.
Y a-t-il des choses dont on est sûr ?
Depuis trente ans, nous faisons des suivis de la faune. Nous avons ainsi pu modéliser l’écosystème de la toundra arctique. C’est une chose faisable car il y a peu d’espèces. Nous pouvons donc faire varier des paramètres. Faire fondre la neige plus tôt par exemple, et observer ce qui se passe. On s’aperçoit alors que les espèces les plus spécialisées seront les plus touchées par le changement climatique.
En observant les lemmings par exemple, on comprend bien ce qui va se passer. Ces petits rongeurs ont des fluctuations importantes de densités. D’une année à l’autre, il peut y en avoir des milliers ou plus du tout. On sait que les prédateurs, qui arrivent plus ou moins tôt, sont à l’origine de ces fluctuations. Or, si la neige fond plus tôt, au 1er juin par exemple, le taux de croissance des populations de lemmings diminue et les phases de pullulation (tous les quatre ans habituellement) disparaissent, avec toute une somme de réactions en chaîne.
Ainsi, la chouette harfang, une belle chouette toute blanche, de la taille d’un hibou grand duc, ne se reproduit que les années où il y a beaucoup de lemmings. On a compté que le mâle ramenait jusqu’à cinquante lemmings par jour à la couvée. En absence de pic de densité chez les rongeurs, la chouette harfang ne pourra pas survivre. Elle n’aura pas assez de proies pour nourrir ses petits.
D’autres espèces sont également touchées par ricochet comme l’eider à tête grise. Certes, il ne se nourrit pas de lemmings, mais le renard, lui, s’en nourrit. Or, le renard est son prédateur. Et, tous les trois-quatre ans, il a tellement de facilité pour chasser les lemmings qu’il se désintéresse des oiseaux. Cette année-là, ceux-ci en profitent pour se reproduire avec succès. Là encore, la stabilisation de la dynamique des lemmings va changer la donne.
Dans ces régions, les modifications sont plus brutales, plus rapides... Les Inuits eux aussi en font les frais. Par endroit, la banquise ne se forme déjà plus en hiver et les phoques, espèces centrales de leur subsistance, ne leur sont plus accessibles.

Recueillis par Moune Poli