Éclairage

Appréhender le paysage sous l’angle de son fonctionnement pour gérer la biodiversité

 

Espaces naturels n°32 - octobre 2010

Le Dossier

Régis Ambroise
Ingénieur agronome, Chargé de mission Paysage ministère de l’Alimentation, de l’agriculture et de la pêche

 

Loin d’être subjective, la notion de paysage peut s’aborder avec objectivité. Les structures paysagères résultent de l’action humaine. En étudiant et comprenant leur fonctionnement, il est possible d’orienter les actions en faveur de la biodiversité.

Dépendance aux énergies polluantes et non renouvelables, étalement urbain, banalisation du cadre de vie… En ce début du 21e siècle, ces alertes se multiplient, elles en amplifient d’autres, liées à la perte de biodiversité. Pour réguler les impacts négatifs, des outils ont été imaginés dont certains concernent l’espace : zones protégées, documents d’urbanisme, trames vertes et bleues, schémas régionaux du climat, de l’air et de l’énergie, bandes enherbées le long des cours d’eau en territoire agricole... Toutes ces mesures mises en œuvre de façon souvent non coordonnées révèlent le besoin de réfléchir, à de nouveaux projets d’organisation de l’espace. Sur quelles méthodes s’appuyer pour imaginer des paysages1 favorables à la biodiversité et au développement durable des territoires ? Pour répondre à cet enjeu, les paysagistes peuvent apporter leur pierre.
 

Les paysagistes s’intéressent à ce qui caractérise chaque territoire : ses richesses naturelles, culturelles, ses atouts, ses contraintes, ses enjeux... Par l'étude de l’histoire et de la géographie ils s’attachent à saisir les spécificités locales notamment de la biodiversité sauvage et cultivée, les origines de sa présence, la façon dont elle utilise et occupe l’espace dans ses interrelations avec les structures paysagères créées par les hommes. Les structures paysagères ? À savoir, les grands systèmes d’organisation des territoires mis en œuvre par les populations, et notamment par les paysans, pour se protéger des risques et valoriser au mieux les richesses et énergies naturelles locales : l’eau, les sols, le vent, le soleil, les animaux, les plantes. On citera ainsi : • les marais dont l’aménagement s’appuie sur la création de digues et la maîtrise des niveaux d’eau ; • les terrasses sont avant tout des systèmes hydrauliques conçus pour, selon le contexte météorologique, drainer les eaux en excédant entre les pierres sèches des murets et amener (grâce à des rigoles) l’eau nécessaire aux cultures ; • le bocage également fondé sur la maîtrise de l’eau afin de de développer les cultures et l’élevage grâce, notamment, au maillage de haies, de talus, de mares et de chemins creux ; • les champs ouverts, les combes, les steppes… constituent également des structures paysagères.  Chacune de ses structures sont composées  de murs porteurs (haies sur talus2, exutoires, murs de soutènement…) qu’il faut conserver à tout prix pour leurs multiples fonctions écologiques, agronomiques, hydrauliques, anti-érosives, paysagères… Et de « cloisons » (haies ou murets de division de parcelle, lisières...) qu’il est possible de faire évoluer en fonction des conditions du moment.
 

Ces grands modes d’organisation de l’espace ont été adaptées selon les conditions naturelles et humaines de chaque territoire puis remaniés au fil du temps. Il en résulte une grande variété de paysages favorisant une faune et une flore, naturelles ou cultivées, diversifiées. Bien des espèces aujourd’hui protégées se sont développées grâce à ces aménagements et à des systèmes de production agricoles et forestiers composant avec la nature. Comprendre les principes de fonctionnement des structures paysagères permet d’orienter les actions en faveur de la biodiversité.
 

Les paysagistes mettent en avant l’idée que l’appréciation d’un lieu dépend de la façon dont il est perçu, notamment par les populations. Ils travaillent alors sur les convergences et les complémentarités entre les différents points de vue pour élaborer des projets d’aménagement avec les acteurs concernés. Naturalistes, pêcheurs, chasseurs, agriculteurs, promeneurs, experts… s’intéressent tous à des éléments particuliers de la nature qui participent chacun à la structuration des paysages. Une nature qui est souvent au centre des perceptions. Qu’il s’agisse de  : • la biodiversité à protéger (espèces et espaces rares et menacés à conserver pour le maintien des équilibres nécessaires à la vie sur terre), • la biodiversité comme facteur de productions indispensables à l’Homme (alimentaire, énergétique, médical…); • la biodiversité pour sa contribution aux politiques de développement local (qualité du cadre de vie, loisirs et sports de nature, parcs et jardins…). Ces différents regards sur la biodiversité provenant de savoirs, d’usages et de sensibilités diverses s’enrichissent au contact les uns des autres. Les nombreux paysages propres à chaque petite région révèlent l’identité et la culture des habitants ; ils nourrissent leur conception du beau. Connaître cette culture est indispensable pour qui veut modifier un paysage sans s’exposer aux oppositions des populations et à des déconvenues techniques ou écologiques. Les actions concernant la biodiversité et la gestion de l’espace demandent d’être acceptées par les habitants et définies avec eux en utilisant leurs connaissances et en tenant compte de leurs besoins, de leurs envies et de leurs avis. Ainsi utilisé, le paysage rassemble.

 

À partir de la seconde moitié du 20e siècle, le concept de zonage de l’espace l’a emporté sur un principe d’aménagement qui favorisait un usage mixte des sols. Or, en générant des espaces monofonctionnels, le zonage a produit gâchis foncier et banalisation des paysages. Il a aggravé les impacts négatifs de la modernisation sur la biodiversité. L’utilisation généralisée des énergies fossiles et l’ignorance des logiques de fonctionnement des structures paysagères existantes ont conduit les aménageurs à des erreurs de conception dès lors qu’ils se contentaient « d’imprimer » sur tous les territoires les mêmes modèles urbains ou agricoles. Dans cette nouvelle organisation territoriale, à l’instar des premières politiques de paysage, seule la biodiversité remarquable ou menacée était prise en compte, protégée par des zonages, dans des espaces résiduels tels que réserves naturelles ou parcs nationaux. Ailleurs, la biodiversité était ignorée. Les liens entre nature ordinaire et nature remarquable n’étaient pas étudiés.
 

Donner à chaque zone définie dans les documents d’urbanisme un objectif de multi-usage des sols permettrait de mieux satisfaire l’ensemble des besoins de notre société, d’économiser le foncier et d’éviter les cloisonnements défavorables au bon fonctionnement des villes, des campagnes et de la biodiversité. Ainsi, les choix de localisation, de composition et de gestion des trames vertes et bleues peuvent intégrer plusieurs objectifs en plus de leur finalité première qui veut réaliser des couloirs écologiques, mais aussi renforcer une agriculture moins dépendante en traitements phytosanitaires en favorisant les auxiliaires des cultures, prendre en compte les besoins des chasseurs ou des pêcheurs, la qualité du cadre de vie, etc. Ces trames auront plus de légitimité sociale si elles conjuguent plusieurs finalités. Les approches des paysagistes décrites plus haut sont de ce point de vue fort utiles. Orientées vers l’idée de projet de territoire ou au moins d’accompagnement des évolutions, elles doivent rassembler et non diviser. Avec leurs outils (atlas, plans ou chartes de paysage, cartes, documents iconographiques) et une meilleure connaissance de l’évolution des systèmes agraires en ville et à la campagne, les paysagistes peuvent devenir de bons partenaires par exemple pour aider les environnementalistes à positionner, composer et gérer ces trames vertes, bleues et viaires (réseau des voies de circulation). La méthode des regards et des savoirs croisés qu’ils utilisent à l’occasion de visites collectives constitue un excellent outil pour fédérer tous les acteurs du territoire et déterminer ensemble comment organiser l’espace de façon à ce qu’il puisse répondre aux enjeux de notre époque et notamment à la préservation de la biodiversité. Ainsi, les paysagistes qui s’intéressent à une gestion fonctionnelle et qualitative des espaces ont-ils à partager leurs outils et savoir-faire avec les écologues, plus compétents dans la connaissance des espèces, et avec agriculteurs, forestiers, urbanistes, autres gestionnaires des territoires de même qu’avec les populations concernées.

1. Le terme paysage est utilisé ici selon la définition donnée par la Convention européenne du paysage (voir glossaire ci-contre).
2. Dans certaines régions comme la Bretagne toutes les haies étaient sur talus. D’ailleurs, pour les paysans le bocage n’était pas un réseau de haies mais un réseau de talus lequel recouvrait le fossé, la haie et ses différentes strates végétales.