Brasser l’expérience avec des algorithmes
Espaces naturels n°11 - juillet 2005
Charlotte Michel
Consultante
Violaine Chenat
Conservatoire du littoral
François Pitron
Rivages de France
L’étude visait à connaître la fréquentation annuelle des sites du Conservatoire du littoral et les problèmes qui s’y rattachent… Plutôt que de « suivre » les visiteurs, elle a mobilisé l’expérience des gardes et s’est appuyée sur une méthode basée sur l’intelligence artificielle.
Combien recevez-vous de visiteurs par an ?. « Beaucoup », répondent le plus souvent les gardes du littoral. Le propos manque de précision. Mais, singulièrement, il est exact ! Il sous-tend une perception fine des problèmes de terrain…
Ceci dit, cette appréciation subjective est insuffisante. En 2003, le Conservatoire du littoral1 décide donc de quantifier précisément et de qualifier la fréquentation de ses sites. Il lance une enquête pour identifier le nombre de visiteurs et les principaux problèmes liés à la fréquentation et pour proposer une méthode d’observation légère et efficace. La méthode est innovante, elle fait appel aux observations des gardes et aux techniques d’intelligence artificielle. Elle va permettre, en quelques mois, d’apporter des informations de qualité homogènes, annuelles et exploitables sur les 150 sites.
Une méthode simple
et pragmatique
L’intelligence artificielle (IA) est la faculté de reproduire un raisonnement par des moyens informatiques. Il s’agira ici de codifier le comportement humain et de définir les règles complexes qui régissent la fréquentation d’un site à partir de la somme des expériences acquises par les gardes. A contrario des études quantitatives, l’IA repose sur l’interprétation de réponses subjectives, incomplètes. Elle est basée sur la perception et le tâtonnement. Des hypothèses sont formulées puis validées à chaque nouvelle information introduite dans le logiciel. Le programme informatique est ainsi capable d’apprentissage et devient de plus en plus « intelligent » au fur et à mesure de son exploitation.
Le choix de cette méthode s’appuie sur un constat : le Conservatoire n’a pas les moyens de mesurer directement les flux de fréquentation sur des centaines de sites et d’interroger les visiteurs eux-mêmes. L’idée s’oriente alors vers la valorisation d’une information implicite, existante mais peu exploitée : celle que les gardes détiennent par leur présence quotidienne.
Ainsi, après avoir mené des entretiens préalables avec dix gardes, les paramètres pouvant avoir une influence sur les variations de la fréquentation sont identifiés : météo, géographie, proximité urbaine…
Concernant le critère quantitatif, la journée a été retenue comme unité de fréquentation.
Sur cette base, un questionnaire est élaboré puis envoyé à l’ensemble des gardes. Ces entretiens ont également permis de lister les problèmes généraux posés par la fréquentation et les moyens mis en place pour les pallier.
Les vingt-sept questions portent sur les caractéristiques propres du site (localisation, attraction, accès, notoriété, voisinage périurbain…) ; mais également sur les paramètres temporels (calendrier) ou météorologiques ; sur l’évaluation de la fréquentation et ses effets sur le site ; et, dernier point, sur la gestion des problèmes (moyens utilisés et nécessaires).
Pour répondre, les gardes doivent faire appel à leur connaissance du terrain, à leur expérience, à leur ressenti. Les informations recueillies décrivent donc non seulement l’attitude des visiteurs mais elles sont également le reflet de l’interprétation.
45 % de questionnaires seront ainsi retournés. D’autres données, issues de la bibliographie ou de différentes méthodes de comptage seront croisées avec les précédentes. En effet, plusieurs sites ont fait l’objet d’un suivi de la fréquentation ; 25 sites sont équipés de compteurs et 70 études ont déjà été menées.
Un système de règles
L’intelligence artificielle permet de révéler les relations entre divers paramètres et le taux de fréquentation. Concrètement, cela se traduit, par la formulation de règles valables pour tous les sites. Celle-là par exemple : « Si le lieu est au sud et si le jour est le week-end et si le mois est proche de mai et si la température est assez élevée, alors la fréquentation est très forte. »
Mais cette formulation claire est le résultat d’une approche par tâtonnement. En effet, la règle n’est pas énoncée d’emblée. Des algorithmes mathématiques permettent d’énoncer un certain nombre de règles plus ou moins valables. Elles seront à leur tour vérifiées. Selon qu’il y ait ou non une divergence entre la règle énoncée et l’estimation avancée par les gardes, on sélectionnera ou écartera la règle, ne conservant que les plus opérantes.
Exceptionnellement, quelques écarts hors moyenne sont observés. Ils correspondent à des situations atypiques, telles celles de sites inaccessibles une partie de l’année ou très peu fréquentés, ou encore à accès réglementé… Ces données ont été écartées de l’étude pour ne pas la fausser.
L’exploitation des règles, enfin, fait appel à des modèles mathématiques qui permettent d’évaluer la fréquentation quel que soit le jour de l’année et selon les conditions météorologiques sur une année type. La somme de toutes ces évaluations journalières permet d’aboutir à l’estimation de la fréquentation annuelle du site.
Les résultats seront alors traduits en diagrammes (voir exemple). Ceux-ci permettent un suivi régulier à partir du modèle initial. Ils rendent possible une analyse des évolutions, et notamment de l’impact éventuel d’aménagements, réglementations ou autres dispositifs de veille, canalisation ou médiation mettant à contribution les personnels.
Des problèmes récurrents
Près de 150 sites ont été étudiés ; à partir de cet échantillon significatif, le traitement des données a permis de dégager les grandes tendances de fréquentation (50 % de fréquentation en période estivale, 30 % liés aux activités de plages en juillet et août), en distinguant trois grandes catégories (plages - zones humides - caps, bois, prairies).
On estime à trente millions le nombre de visites annuelles sur les terrains du Conservatoire du littoral. Sachant qu’une vingtaine de sites, parmi ceux étudiés, reçoivent plus de 500 000 visites par an, on situe l’enjeu majeur représenté par ces espaces littoraux et la responsabilité des différents partenaires (propriétaires, gestionnaires, gardes, etc.) pour allier au mieux conservation et gestion raisonnée de la fréquentation.
Les principaux problèmes de gestion soulevés par les gardes concernent le piétinement (60 % des sites), le dérangement par les chiens, la création de sentiers sauvages et le dépôt de déchets. Les actes de vandalisme et de dégradation du milieu sont en outre une préoccupation majeure des gardes, tout comme les problèmes de mœurs et de fréquentation nocturne.
Toutefois, les régions ne sont pas toutes concernées de manière égale :
- dans le Nord, vandalisme, piétinement, déchets et chiens sont signalés par 50 % des gardes ; en Normandie et Bretagne le piétinement domine (2 sur 3) ; dans le Sud, où les difficultés semblent plus accentuées, le piétinement, les chiens et les risques sont cités par un garde sur deux ;
- certains espaces se « spécialisent » dans un type de difficulté : les plages, en zone périurbaine très fréquentée, présentent davantage de problèmes de mœurs, de bivouac et de fréquentation nocturne, au contraire, les zones humides sont plutôt affectées par les divagations des chiens ;
- les conflits d’usage font apparaître des protagonistes récurrents : chasseurs, vététistes, promeneurs motorisés, cavaliers, individus accompagnés de chiens, ou exhibitionnistes.
Il est prévu que, par la suite, les estimations globales soient complétées et affinées, soit par l’intégration de nouvelles données (à partir des gardes ou en élargissant à d’autres acteurs impliqués dans la gestion de ces espaces), soit par amélioration des typologies utilisées dans la modélisation.
À suivre…
Si l’intérêt de cette méthode réside sur sa souplesse, son moindre coût, son évolutivité, elle présente certaines limites. Ainsi, on note qu’il existe une grande hétérogénéité dans la précision des données fournies par les gardes. Afin d’affiner les résultats, le Conservatoire prévoit de mettre en place un protocole cadre d’observation de la fréquentation. Destiné aux équipes de gestion, ce protocole leur permettra de préciser leurs mesures. Et puis, autre retombée de l’enquête, elle aura permis de se poser la question de l’optimisation des outils de gestion à l’égard de la fréquentation. La mise en commun des expériences est dès lors engagée. n
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