Figures de style sur la destruction de la biodiversité

 

Espaces naturels n°29 - janvier 2010

Le Dossier

Virginie Maris
MNHN
Raphaël Mathevet
Cefe-CNRS
Arnaud Béchet
Tour du Valat

Le discours accompagnant la destruction de la nature est parsemé d’euphémismes et d’oxymores trompeurs. Ceci est particulièrement frappant avec la mise en place de mécanismes dits « de mesures compensatoires à la destruction de la biodiversité »

Il est question de compenser plutôt que de délocaliser, de restaurer plutôt que de faire de la nature artificielle, d’actifs de nature plutôt que de droits à détruire. Ces figures de style inaugurent un régime funeste de monétisation de la nature.

Il est prévu que la compensation d’une destruction d’un site naturel puisse se faire par la protection d’habitats jugés équivalents. Mais souvent, les surfaces nécessaires d’habitats similaires n’existent pas. Les derniers hectares de dehesa de chênes verts détruits par la construction récente d’un entrepôt d’Ikea dans les Bouches-du-Rhône n’ont pas d’équivalent en France. Ira-t-on les chercher au Portugal ? Ou bien, pour rester sur le territoire français, faudrait-il protéger quelques hectares de forêt amazonienne en Guyane ? La poursuite des aménagements serait alors compensée par une croissance des aires protégées à l’échelle globale, sans égard pour leur localisation. Ce faisant, on accepte la perte nette de nature-jouissance ici pour une nature-réglementée ailleurs. On poursuit la destruction de ce qu’il reste de nature là où elle subit déjà les plus fortes pressions. Une alternative serait de restaurer des milieux dégradés, mais est-ce plus satisfaisant ?

S’il était possible de contrefaire parfaitement la nature, cela pourrait-il compenser la destruction d’habitats naturels ? Imaginons qu’un faussaire surdoué soit capable de reproduire à l’identique le tableau de la Joconde. Le faux est en tous points semblable au vrai et personne ne peut distinguer l’un de l’autre. Les deux tableaux auraient-ils la même valeur ? Serait-on prêt, sans scrupule, à détruire l’original et à le remplacer par la copie ? La plupart d’entre nous refuseraient un tel échange, quand bien même le faussaire proposerait de faire cinq copies parfaites plutôt qu’une. Ce ne sont pas seulement les propriétés intrinsèques du tableau qui lui donnent sa valeur, mais aussi son histoire, le fait qu’il soit unique, qu’il résulte du génie et de la créativité de son auteur. Le travail des écologues de la restauration peut être comparé à celui du faussaire, avec la prétention supplémentaire de copier le fruit d’une histoire millénaire, faite d’aléas et d’interactions complexes entre les hommes et leur environnement. Améliorer des habitats dégradés est en soi une bonne chose, mais cela ne devrait en aucun cas servir à compenser la destruction d’habitats naturels.

Au-delà de ces limites, la compensation pose le problème de la commensurabilité de la valeur des sites visés, ce qui oblige à définir une monnaie d’échange. Pour compenser leurs dommages, les industriels devront débourser de l’argent. En offrant 1,5 M et 2,2 M d’euros en mesures compensatoires, les entreprises Ikea et Norpec mettent à prix la nature qu’elles ont détruite pour construire des entrepôts sur les terrains du Grand port maritime de Marseille. Il en va de même quand la CDC Biodiversité (filiale de la caisse des dépôts) spécule sur les destructions à venir en achetant pour 7 M d’euros 360 ha de vergers industriels en Crau. Ces montants feront jurisprudence et permettront de négocier le prix des destructions à venir. En guise de droit à détruire, on nous parle d’actifs de nature. C’est sans doute pour mieux dissimuler l’ouverture de bourses spéculatives où s’échangeront les droits à détruire sur le modèle du marché de CO2, dont on connaît la déplorable inefficacité.

À travers ces mécanismes de compensation, on poursuit la fuite en avant. On étend l’ingénierie et le marché à l’un des rares domaines qui leur avaient jusque-là échappé : la diversité du vivant. Ce à quoi l’humanité est confrontée n’est pas un problème comptable, mais un véritable défi moral. Voulons-nous poursuivre dans la voie de la domination et de l’appropriation systématique de toute forme de vie sur Terre ou sommes-nous prêts à penser un nouveau modèle de développement fondé sur le respect et la recherche de bénéfices mutuels ?