Médias

Quand les linguistes cherchent le loup

 

Espaces naturels n°56 - octobre 2016

Études - Recherches

Marie Chandelier, doctorante,

Raphaël Mathevet,directeur de recherche, 

Agnès Steuckardt, professeur

Jean-Marc Sarale, (PRAG, )

La parole occupe une place déterminante dans les débats passionnés, voire les conflits, qui animent les sciences de la conservation. Biologistes et écologues ne sont pas les seuls contributeurs, les linguistes aussi peuvent nous éclairer sur les représentations des acteurs. Exemple des discours sur le loup.

Quand les linguistes cherchent le loup

En prenant l’exemple de la controverse au sujet du retour du loup en France, nous proposons ici d’apporter un éclairage nouveau à l’étude des conflits Homme-Faune sauvage, par le prisme de l’analyse des discours médiatiques, en l’occurrence par l’étude de deux tribunes parues dans la presse nationale en octobre et décembre 2014 : « Loups : plaidoyer pour des écosystèmes non désertés par les bergers » (texte A, dans Libération) et « Cessons de diaboliser le loup ! » (texte B, dans Le Monde).
Les deux articles rendent compte de positions respectivement défavorable et favorable à la présence du loup. Ils montrent comment « l’autorité scientifique » influence la construction du discours militant en lui apportant une objectivité formelle, qui, une fois associée aux représentations qu’ont les acteurs, conduit à une polarisation des points de vue.

L’INFLUENCE DE L’AUTORITÉ SCIENTIFIQUE

Le statut professionnel des signataires de chaque tribune est proche (ils sont pour la plupart issus de la communauté scientifique), mais contribue, pour les deux articles, à la formation de groupes identitaires distincts.

Dans le texte A, les auteurs signent « Un groupe de scientifiques », et focalisent ainsi l’attention sur le statut scientifique des signataires (détaillé en fin d’article). Cette focalisation sert de preuve aux éléments avancés dans le discours (statut juridique du loup, statut de l’élevage,…) et donne un caractère objectif à l’argumentation, notamment lorsque des évaluations sont énoncées : « ce qui est considérable », « plus préoccupant ». Bien qu’ils traduisent une prise de position, ces jugements sont légitimés par le statut scientifique des signataires. 

À l’inverse, en signant « Collectif », les auteurs du texte B attirent l’attention sur le rassemblement des signataires autour d’une cause commune : la défense du loup. Ils soulignent davantage leurs implications naturalistes et militantes (mentionnées dans la signature finale) que leurs implications scientifiques, et construisent une critique du rapport de l’homme à son environnement. Le vocabulaire lié à la nature, la focalisation du discours sur l’importance des équilibres naturels menacés par les activités humaines sont appuyés par le statut naturaliste et militant des auteurs, ce qui attribue une légitimité à l’argumentation.

Ces deux identités ont une forte influence sur les conditions de réception de l’argumentation par le lecteur. Dans les deux articles, les discours sont majoritairement écrits à la forme impersonnelle (faible présence des pronoms je, tu, nous, vous), mais utilisent quelquefois le « nous » (sous la forme « nos » et « nous »). Dans le texte A, l’utilisation du possessif « nos » forge des liens d’appropriation avec les éléments de l’environnement (nos paysages, nos sociétés, nos agricultures, nos pays) ; la cible de l’article est donc pleinement impliquée dans l’argumentation. Dans le texte B, les emplois de « nous » renvoient aux auteurs et non aux lecteurs, et sont associés à des verbes de prise de position (souhaiter, affirmer), renforçant ainsi l’identité militante de l’article.

INDICES TEXTUELS DES REPRÉSENTATIONS DES GROUPES D’ACTEURS

Les thèmes de la biodiversité, de l’agropastoralisme et du loup structurent le discours des deux tribunes.

Dans le texte A, les auteurs posent comme acquise et inscrite dans la durée une définition du pastoralisme intimement liée à la constitution des paysages, à leur sauvegarde. Ici, l’arrivée du loup est envisagée comme une menace pour l’agropastoralisme, et, par voie de conséquence, pour les paysages et la biodiversité. Le loup menace l’équilibre entre la biodiversité et le pastoralisme.

À l’inverse, le texte B établit une relation de complémentarité ancienne et durable entre le loup et la biodiversité, relation qui est mise en danger par le développement de l’élevage « moderne ». Ces deux textes se caractérisent par la description d’un équilibre environnemental préexistant à une rupture provoquée par l’arrivée d’un acteur : le loup dans le texte A, et l’homme (à l’origine de l’activité agropastorale) dans le texte B. Ainsi, nous voyons apparaître des représentations divergentes de la nature (c'est toute la question du référentiel historique, réel ou fantasmé).

Chacune des tribunes construit une image spécifique du loup, observable par les moyens utilisés pour nommer l’animal. Le titre des articles rend compte d'une différence notable, qui se confirme dans le texte : le nom loup apparaît dans le texte A au pluriel, dans le titre et dans la majorité des cas dans le texte, alors qu'il est préférentiellement au singulier dans le texte B. L’utilisation presque exclusive du pluriel « loups » conduit à envisager l’animal en meute. L’accumulation des lieux de présence de l’espèce, et les verbes attribuant à l’animal une intentionnalité (manifester, négliger, percevoir), donnent au retour du loup un caractère dramatique et inquiétant. Dans le texte B, l’utilisation majoritaire du singulier « loup » conduit à envisager l’animal non en meute, mais en représentant de l’espèce. Cette différence d’usage (pluriel et singulier) oppose des loups en nombre (texte A), à des loups considérés en tant qu’individus, et apparaissant donc plus vulnérables (texte B). C’est l’espèce qui apparaît menacée (« ils redeviennent chaque jour un peu plus des cibles »), et que les auteurs appellent à protéger.

L’analyse des discours produits dans le cadre d’une controverse met donc en évidence les liens existant entre le statut des groupes d’acteurs et les stratégies argumentatives qu’ils déploient. L’autorité scientifique sert d’appui à la thèse défendue. Cette autorité n’est pas donnée par le statut, mais plutôt par les moyens utilisés pour le communiquer au lectorat. L’argumentation produite par des groupes de scientifiques conduit à une polarisation des positions défendues dans les débats avec un lexique qui témoigne de représentations elles-mêmes polarisées des éléments constitutifs de la controverse (en l’occurrence le loup). 

Appuyés par des preuves présentées comme scientifiques (texte A) ou naturalistes et militantes (texte B), les deux tribunes traduisent des positions sous-tendues par des conceptions divergentes de la biodiversité et des choix de gestion qui en découlent. C’est bien cette question, ici effacée par les types de preuve (scientifique et militant), qui est à considérer pour renouer le dialogue entre les groupes d’acteurs, interroger les rapports entre espaces domestique et sauvage.