Soca : la truite aux œufs d’or

 
Quand les impératifs de conservation rejoignent les enjeux du développement local…

Espaces naturels n°15 - juillet 2006

Vu ailleurs

Marc Lutz
Station biologique de la tour du Valat
Alain Crivelli
Station biologique de la tour du Valat
 

Au cœur des Alpes dinariques, la rivière Soca jouxte la frontière italienne. Sa couleur lui vaut
l’appellation de fleuve d’émeraude et la vallée constitue un site phare pour le tourisme en Slovénie, basé principalement sur les sports de nature (sports d’eaux vives, randonnée, pêche).
La société de pêche de Tolmin y gère par voie de contractualisation les parcours de pêche sur plus de 150 km. La rivière est une destination de renom pour les pêcheurs sportifs en Europe, en particulier pour la pêche à la mouche de la truite marbrée, espèce endémique du bassin adriatique, et pour l’ombre commun dont les populations de l’ouest de l’Europe ont largement souffert des canicules des récents étés.
Suite aux introductions de truites communes depuis les années 50, la truite marbrée s’est vue menacée d’extinction en raison de l’hybridation naturelle possible entre les deux espèces. Consciente de la valeur patrimoniale de l’espèce, la société de pêche de Tolmin a mis en place un plan d’actions pour la truite marbrée dans les années 90 mettant en œuvre les opérations nécessaires à la conservation de cette espèce-phare, à travers notamment un ambitieux programme de recherche appliquée mené en partenariat avec la Station biologique de la tour du Valat.
La recherche scientifique comme mise de fond
Ces activités de recherche ont porté sur la dynamique de population de l’espèce, ses interactions avec les autres espèces présentes, ainsi que sur la différenciation des différentes populations pures de truite marbrée dans les nombreux affluents de la Soca. Huit souches différentes ont ainsi été identifiées grâce aux analyses génétiques. Une fois ces populations identifiées, elles ont pu être dupliquées de manière artificielle en écloserie et réintroduites dans des ruisseaux pépinières. En parallèle, l’introduction de truite commune a été interdite par décret et les gènes de truite marbrée sont ainsi en passe de dominer à nouveau dans l’ensemble des cours d’eau du bassin versant.
Conservation, économie
et développement local
Un tel projet de conservation pourrait sembler banal, et ressembler à n’importe quel projet « espèce » déposé sur les bureaux de la Commission européenne pour financement Life nature. Mais son originalité réside dans le fait qu’au-delà des impératifs de conservation de la biodiversité, la présence de la truite marbrée est un élément clé de l’économie locale. En effet, selon une étude menée par le Centre for ecology and hydrology1 en 2002, le poids du secteur de la pêche touristique, directement lié à la qualité des peuplements piscicoles, à la qualité des eaux et des paysages, a été estimé à plus de 2,2 millions d’euros investis annuellement pour l’ensemble de la vallée de la Soca, en comptabilisant les dépenses directement liées à l’activité de pêche (licences), mais également les dépenses indirectes qui regroupent les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, ou encore de l’équipement. Ces revenus, directement liés au tourisme-pêche, présentent par ailleurs l’avantage de concerner un nombre restreint de pratiquants, dont les dépenses par tête sont nettement plus élevées que celles d’autres usagers de la nature, et dont l’impact sur les ressources naturelles est faible. La saison de pêche se concentre en outre sur les mois d’avril à juin puis de septembre à octobre, ce qui permet également d’allonger la saison touristique centrée sur l’été.
La société de pêche de Tolmin a ainsi orienté sa politique vers une gestion patrimoniale des populations piscicoles. Cette démarche correspond du même coup à une démarche de qualité envers les « clients », qui permet de rester concurrentiel sur le marché de la pêche de loisir en Europe. À travers ses programmes de recherche scientifique et ses efforts de gestion et d’aménagement, la société de pêche de Tolmin assume ainsi un rôle important pour la conservation, qui se double d’un rôle moteur dans l’économie locale. Par ailleurs, les revenus des licences de pêche servent, en grande partie, à financer les efforts de recherche.
Au-delà de ses prérogatives en matière de gestion et de conservation des populations piscicoles, le maintien de la qualité des habitats et des eaux au niveau du bassin versant s’impose aujourd’hui comme une priorité pour la société de pêche locale. C’est pourquoi elle est l’un des premiers acteurs à s’impliquer dans une démarche de concertation sur la gestion de l’eau. En l’absence d’une autorité régionale de gestion de l’eau (agence de bassin, syndicat intercommunal), elle a suscité le débat sur les problèmes de cohabitation entre les divers usagers de l’eau (en particulier les microcentrales et les sports d’eau vive) ou encore sur les problèmes d’extraction de granulat dans le lit majeur. Elle a notamment mis en place le principe de « poches à gravier », lequel permet de circonscrire les zones d’ex-traction et, par là même, de limiter les destructions de frayères.
Un modèle à répliquer ?
Consciente de la nécessité d’une utilisation durable des ressources naturelles, la société de pêche de Tolmin s’est engagée dans une démarche de qualité et de développement local qu’il faut saluer. Cette démarche s’accompagne d’une stratégie économique que les inconditionnels de la gestion de projet pourraient qualifier de « business-plan ». Cette approche permet une grande part d’autofinancement des activités de recherche et de conservation. Elle s’accompagne également d’une réflexion avancée sur la place des espèces introduites, les espèces autochtones ayant été volontairement privilégiées par rapport à d’autres poissons pourtant plus attractifs pour les pêcheurs.
En France, la gestion piscicole des cours d’eau reste basée sur une pêche populaire, assurée par des sociétés de pêche locales. Certes, à travers les initiatives des fédérations de pêche et les partenariats menés avec les institutions de conservation (Parcs naturels régionaux, Parcs nationaux), l’offre de pêche touristique tend à augmenter. Cependant, la mise en place de parcours touristiques de qualité reste un pari ambitieux. On assiste par ailleurs, et encore trop souvent, à des introductions volontaires d’espèces allochtones. Force est d’ailleurs de constater qu’en dehors de quelques espèces telles que les écrevisses ou la perche soleil, l’introduction de poissons ne fait pas l’objet d’une surveillance et d’un contrôle rigoureux, comme cela peut être le cas pour les plantes invasives par exemple.
Certes, certaines fédérations de pêche et sociétés locales misent désormais sur la conservation de souches locales, mais l’ensemencement en truites surdensitaires reste une solution facile, répandue... et totalement inadaptée face à la dégradation des milieux.
C’est pourquoi il semble nécessaire de développer, plus encore, des partenariats forts entre chercheurs, gestionnaires d’espaces naturels et communautés de la gaule, afin de mobiliser plus fortement les milliers d’adhérents des sociétés de pêche de France dans une démarche environnementale bénéfique pour tous.