Mesurer la fonctionnalité des milieux
Espaces naturels n°13 - janvier 2006
Pierre Legagneux
Centre d’études biologiques de Chizé
Franck Latraube
Centre d’études biologiques de Chizé
Vincent Bretagnolle
Centre d’études biologiques de Chizé
Jacques Trotignon
Les canards hivernants dans la Réserve naturelle de Chérine sont dépendants des espaces périphériques à la Réserve. Quelle est la nature précise de cette dépendance ? Comment optimiser la fonctionnalité de la Réserve sur la base de cette dépendance ? Ces deux questions constituent le cœur d’une étude confiée au CNRS de Chizé pour une durée de trois ans. Inscrit dans le cadre de la biologie de la conservation, ce programme scientifique porte plus particulièrement sur la description de l’utilisation spatio-temporelle des habitats, protégés ou non, par différentes espèces d’oiseaux.
Située au cœur de la Brenne, la Réserve naturelle de Chérine compte à peine 145 hectares. Cette taille modeste explique pourquoi les espèces d’oiseaux qu’elle vise à conserver dépendent en partie du fonctionnement hydraulique, mais aussi écologique, des espaces périphériques à la Réserve. La question est alors de savoir quelles conditions il faut réunir pour que les espaces protégés remplissent véritablement leur rôle conservatoire. Et, entre autres (c’est ce que nous verrons ici), quel est l’impact des ressources alimentaires dans la fonctionnalité des milieux.
Pour y répondre, nous nous sommes intéressés à la population de canards hivernant en Brenne. Nous voulions comprendre comment, présents de jour sur les sites protégés, ces canards utilisent leur environnement, notamment de nuit. En effet, très étudiés en France pendant la période hivernale, ces oiseaux ont la particularité de changer d’habitat entre le jour et la nuit (période durant laquelle ils se nourrissent). Cependant, comprendre la répartition de ces canards nécessite la prise en compte des différents facteurs pouvant réguler leurs populations. Deux, parmi eux, sont particulièrement pertinents : les perturbations (le plus souvent d’origine anthropique) et les ressources alimentaires.
L’étude prend en compte ces facteurs, cependant, ici, nous nous focaliserons sur l’effet des ressources alimentaires quant à l’utilisation de l’espace par les canards. Nous avons comparé deux sites protégés en Brenne : d’une part la Réserve naturelle de Chérine (145 ha), d’autre part le Domaine du Plessis (200 ha), géré par la Fédération départementale des chasseurs de l’Indre. Ces deux sites, sur lesquels les canards ne sont pas chassés, diffèrent principalement par leur mode de gestion puisque la fédération pratique un agrainage important (en blé principalement : environ cinq tonnes par hiver) en vue de fidéliser une population de canards en hiver. Cette situation nous permet de tester directement l’effet de la nourriture additive sur le comportement des canards hivernants, à travers un « dispositif expérimental » dans lequel la Réserve de Chérine joue le rôle de témoin par rapport au Domaine du Plessis où le niveau des ressources est modifié.
Méthodologie
L’ensemble de l’étude s’est déroulé en Brenne durant deux hivers consécutifs (2002-2003 et 2003-2004). La Brenne est une région du Centre de la France d’environ 100 000 ha, caractérisée par la présence de 2 237 étangs couvrant 8 288 ha d’eau. Ces étangs, à vocation piscicole, sont tous d’origine artificielle, édifiés pour les premiers d’entre eux dès le 11e siècle. En hiver, les canards ont un mode d’occupation particulier de l’espace. En effet, de jour ils se regroupent en grand nombre sur des sites tranquilles : les remises. Remises qu’ils quittent au crépuscule pour s’alimenter la nuit en petit nombre sur des sites en périphérie.
L’utilisation de l’espace par les canards sur les deux sites a été étudiée par suivi télémétrique. Nous nous sommes focalisés sur les espèces de canards de surface les plus abondantes en hiver : canard colvert et sarcelle d’hiver. Nous avons ainsi équipé 31 canards colverts (11 au Plessis et 20 sur Chérine) et 13 sarcelles d’hiver (8 au Plessis et 5 sur Chérine) à l’aide d’émetteurs VHF. Les oiseaux sont localisés par prospection terrestre et aérienne. Les localisations (de jour et de nuit) permettent de calculer le domaine vital des différents individus équipés (cf. figure 1).
Afin de pouvoir comparer les ressources disponibles (naturelles et artificielles) sur les deux sites, celles-ci ont été mesurées par échantillonnages sur les étangs.
La quantification des ressources naturelles (graines présentes dans le sédiment) a été réalisée à l’aide de carottages dans la vase des étangs. Ces prélèvements sont ensuite tamisés, triés sous loupe binoculaire et les différentes espèces de graines rencontrées sont déterminées. Les graines représentent 95 % de l’alimentation des canards en hiver et ne sont pas renouvelées (pas de germination possible). Les prélèvements sont réalisés au début et à la fin de l’hiver afin d’estimer la diminution des ressources sur les étangs des deux sites.
Les canards s’adaptent
Les résultats obtenus indiquent une utilisation contrastée de l’espace sur nos deux sites d’étude : la carte 1 montre des aires maximales de prospection deux fois plus importantes pour les individus de Chérine (15 647 ha contre 7 692 ha au Plessis). Les domaines vitaux sont eux aussi plus importants (4 à 5 fois plus) chez les colverts et les sarcelles de Chérine que sur le Plessis.
En ce qui concerne le niveau des ressources, la figure 2 montre d’une part que la Réserve naturelle de Chérine dispose d’un stock de graines naturelles plus important (probablement dû à l’assec estival pratiqué en 2001) et, d’autre part, que les ressources de Chérine diminuent de 50 % alors que celles du Plessis restent constantes au cours de l’hiver (- 7 %). Ces deux résultats illustrent bien l’importance des ressources dans l’exploitation de l’espace par les individus équipés d’émetteurs.
Notre étude suggère que les canards s’adaptent rapidement aux niveaux des ressources présentes sur leurs sites d’hivernage. Les domaines vitaux que nous avons calculés ont des surfaces plus faibles pour les canards équipés sur le Domaine du Plessis que pour les canards de Chérine. Les canards sont des oiseaux migrateurs qui vont devoir prospecter leur environnement afin d’évaluer le niveau des ressources existant. Si les ressources disponibles sur le site de remise, ou à proximité, sont suffisantes pour nourrir l’ensemble des individus présents, les canards vont ajuster leurs comportements en réduisant leurs déplacements (cas du Plessis). En revanche si les ressources se révèlent insuffisantes, les coûts liés à une exploration plus importante en périphérie pourraient potentiellement s’avérer dangereux pour leur survie (prospection sur des sites chassés par exemple).
Discussion
L’évaluation des ressources naturelles présentes sur les deux sites nous renseigne sur deux points importants :
- on note tout d’abord que l’absence de diminution des ressources naturelles sur le Plessis traduit le fait que les oiseaux se nourrissent principalement de blé ajouté sur les étangs. Ceci suggère une préférence alimentaire pour les graines cultivées offrant un meilleur rendement énergétique et une meilleure digestibilité. L’agrainage étant pratiqué sur des points fixes, le coût (la dépense énergétique et le risque) lié à la recherche alimentaire est quasiment nul. Cette hypothèse est d’ailleurs confortée par l’étude du régime alimentaire des canards tués à la chasse : l’agrainage pratiqué sur les différents étangs de la Brenne correspond pour moitié à la biomasse sèche retrouvée dans les contenus stomacaux ;
- mais par ailleurs, on peut s’interroger sur un éventuel effet « pervers » des Réserves. Sur la Réserve de Chérine, la diminution importante des graines montre qu’en fin de saison, les canards ne trouvent plus de ressources suffisantes. Dès l’arrêt de la chasse, fin janvier 2004, plus aucun canard équipé n’est repéré sur Chérine alors que sur le Domaine du Plessis, les oiseaux continuent de fréquenter le site toujours agrainé.
De jour, les canards se concentrent sur des remises qui leur garantissent la sécurité. Mais cette concentration induit une diminution des ressources alimentaires qui les oblige à trouver leur nourriture en périphérie de la Réserve et notamment sur les sites chassés.
En conclusion, cette étude souligne l’étroite connexion qui existe entre les différents étangs, ceux en Réserve comme ceux qui les jouxtent, en fonction de leurs caractéristiques trophiques mais aussi de leur niveau de protection. Les canards ajustent leurs comportements rapidement afin de trouver des sites présentant une meilleure profitabilité immédiate. Du point de vue du gestionnaire, ces résultats sont importants et doivent être pris en compte : pour les canards, une gestion optimisée doit relever non seulement de la tranquillité des individus sur les sites de remise, mais aussi de la disponibilité alimentaire et des distances qui séparent les sites de remise et les sites d’alimentation lorsque les ressources sont épuisées sur les sites protégés.