Préserver la biodiversité
Espaces naturels n°20 - octobre 2007
Marc Cheylan
École pratique des hautes-études
En matière de protection de la biodiversité (et comme toujours), le gestionnaire doit choisir. La question est alors de savoir sur quels critères s’appuyer pour hiérarchiser ses choix ? Une chose est sûre : la réflexion doit englober un territoire bien plus large que celui de l’espace protégé ; elle doit également tenir compte d’autres critères que ceux réglementaires, stricto sensu.
D’abord il faut s’entendre sur les mots, quand on parle de biodiversité : il s’agit du vivant, sous toutes ses expressions, depuis l’arrangement des gènes jusqu’aux grands cycles géochimiques de la planète. Les objectifs sont plus difficiles à préciser. La définition la plus généreuse serait : préserver les capacités du vivant à évoluer et à se diversifier sur le long terme.
Pour les objectifs, nous nous en tiendrons, ici, à ceux fixés par la stratégie nationale pour la biodiversité1 qui est de stopper la perte de biodiversité en France à l’horizon 2010. Pour atteindre cet objectif, il est préconisé de faire un diagnostic de la situation présente (ce que l’on nomme souvent un état zéro), d’identifier les menaces et de proposer des solutions. Il est clair aujourd’hui que cet objectif ne sera pas atteint compte tenu du travail qui reste à accomplir, mais des procédures sont mises en place à différentes échelles de perception : stratégie nationale, plan de restauration, plan de gestion, etc. Toutes ces procédures s’appuient sur des connaissances scientifiques, plus ou moins bonnes et plus ou moins complètes, qui ne bénéficient pas toujours du recul nécessaire à la bonne définition de priorités.
Un état de référence
La première difficulté consiste à fixer le cadre temporel et spatial. Maintenir une plante sur 100 m2 n’est pas la même chose que maintenir la richesse floristique du territoire national. De même, maintenir une population viable durant vingt ans n’est pas équivalent à maintenir les capacités évolutives d’une espèce sur des
millions d’années. Ce sont ces deux dimensions, spatiales et temporelles qu’il faut constamment garder à l’esprit. Ce sont elles qui brouillent considérablement le débat. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la légitimité du biologiste à établir des choix qui auront un impact bien au-delà de la simple biodiversité.
Comme il est habituel, l’évolution du débat et des pratiques qu’il génère suit l’évolution des idées. Ainsi, dans les années 1970, la plupart des conventions internationales et des textes de loi s’appuyaient sur des listes d’espèces, c’est-à-dire sur une approche typologique et plutôt descriptive de la nature. Dans les années 1990, la directive européenne Habitats apporte une vision nettement plus « systémique » en proposant une prise en compte des habitats, mais aussi de concepts plus généraux tels que la fonctionnalité des écosystèmes. En revanche, sa conception est fixiste. Elle n’envisage guère l’évolution des systèmes naturels. Sa mise en œuvre repose d’ailleurs sur l’utilisation de la phytosociologie, discipline fortement remise en cause aujourd’hui. En effet, la phytosociologie constitue un outil cartographique efficace pour décrire la composition des communautés végétales ; en revanche, certains de ses présupposés sont aujourd’hui caducs, notamment la stabilité dans le temps des associations végétales.
Cette approche typologique amène donc, tout naturellement, à définir un état de référence de la biodiversité, état que l’Europe se propose de mesurer tous les six ans sur l’ensemble du réseau Natura 2000. Or, cet exercice est loin d’être simple, tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique. Comment définir un état de référence pour un habitat ? Comment le mesurer au fil du temps ? Jusqu’où doit-on aller dans le maintien de cet état de référence ? Notamment dans le cadre du réchauffement climatique et des bouleversements que celui-ci promet ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre actuellement.
Méthodologie pour agir
Pour en revenir au sujet initial (comment s’y prendre pour maintenir la biodiversité ?), deux procédures, prises à deux échelles spatiales distinctes, nous servirons de guide.
1/ Conserver la diversité biologique à l’échelle de la France. Ceci nécessite de savoir où se distribue spatialement la biodiversité sur le territoire national, en regard des moyens mis pour sa préservation (espaces protégés notamment). Un simple examen des atlas existants montre qu’il n’y a pas d’adéquation entre les deux. La région méditerranéenne, qui retient l’essentiel de la biodiversité nationale (66 % de la flore vasculaire sur 10 % du territoire) ne dispose en effet d’aucun parc national (hormis le parc de Port-Cros qui est essentiellement orienté vers le milieu marin) alors que les régions alpines, bien plus pauvres, en possèdent quatre. De même, les réserves
naturelles nationales y protègent majoritairement les marais littoraux qui ne sont qu’un élément de la biodiversité méditerranéenne (à l’exception de la toute nouvelle réserve des Coussouls de Crau). Une approche objective (pour le biologiste toujours !) voudrait que l’on place les moyens là où se concentre la biodiversité, selon un schéma hiérarchique prenant en compte de façon optimale les différents compartiments de la biodiversité (cf. figure). Une telle approche a l’avantage d’être modulable en fonction des moyens disponibles et de l’acceptation sociale de ces mesures. Elle est donc la plus économe sur le plan du rapport coût/bénéfice.
2/ Conserver la biodiversité à l’échelle d’un espace protégé. À cette échelle, il est important que le gestionnaire évalue les enjeux en tenant compte du contexte régional voire supra régional. La taille du territoire est également une bonne mesure des enjeux : plus le territoire est vaste, plus les enjeux risquent d’être nombreux… et conflictuels ! Un arrêté préfectoral de protection de biotope destiné à protéger un couple d’aigle de Bonelli a un objectif clair : maintenir la reproduction de l’espèce sur le site. Un parc national couvrant 70 000 hectares et plusieurs étages de végétation aura des objectifs multiples et fortement emboîtés. Dans ce cas, il devient nécessaire de faire des arbitrages, toujours difficiles et contestables. Ces arbitrages font appel à toutes sortes d’outils : listes rouges, réglementations européenne et nationale, critères de rareté, d’endémisme, pas toujours convergents dans leurs mises en œuvre. Ainsi, la prise en compte d’une espèce patrimoniale inféodée aux espaces ouverts peut s’opposer à la prise en compte d’une espèce tout aussi patrimoniale occupant les milieux boisés. Dans ce cas, le gestionnaire (aidé du comité scientifique) devra établir un choix, lequel gagnera à être pris dans un contexte plus large (état de conservation de l’espèce dans les autres espaces protégés). Ainsi, il serait stupide de mettre des moyens pour préserver quelques pieds de Limonium si, à quelques kilomètres de là, une autre réserve en préserve des hectares.
Sur ce point, seul le bon sens doit guider le gestionnaire. Il ne s’agit pas de créer un jardin d’Eden dans chacun des espaces naturels protégés, même si cela s’oppose à la stricte application de la législation. Dans la plupart des cas, le critère qui doit être pris en compte prioritairement est celui du déclin, notamment du déclin local. Surtout si celui-ci est d’origine anthropique.
De ce point de vue, deux philosophies très tranchées opposent les biologistes2 : celle qui consiste à privilégier les espèces qui réussissent (les espèces abondantes voire envahissantes) sous l’idée que ce sont elles qui portent l’avenir évolutif ; et celle qui consiste à privilégier les espèces rares, déclinantes, souvent porteuses d’un lointain passé évolutif. En gros, les jeunes contre les vieux, les gagnants contre les perdants. La nature n’ayant ni objectif, ni finalité, la question n’a finalement pas grand intérêt. L’Homme n’a pas légitimité à guider l’évolution du vivant.
1. http://www.ecologie.gouv.fr/-Strategie-nationale-pour-la-.html
2. Ce débat entre biologistes n’a pas beaucoup d’échos parmi les gestionnaires d’espaces naturels. C’est cependant un débat important, qui concerne des philosophies opposées et des groupes de personnes bien distincts, les écologistes et les naturalistes d’un côté, certains généticiens de l’autre.