Quel rôle pour les réserves naturelles dans le développement des territoires ?
Espaces naturels n°39 - juillet 2012
Clara Therville
Cefe-CNRS Réserves naturelles de France
Natacha Konieczka
RNF
Frédéric Bioret
Université de Bretagne occidentale
Vincent Santune
CEN Nord-Pas-de-Calais
Les réserves naturelles contribuent-elles au développement des territoires ? Des entretiens avec des membres du réseau de Réserves naturelles de France, complétés par l’étude des archives, explorent ce questionnement.
L’interrogation sur les fonctions des réserves naturelles dans les territoires n’est pas une préoccupation récente. Dès les années 1980, alors que la première vague de décentralisation s’instaure et que les accidents écologiques se multiplient, les problèmes environnementaux commencent à se populariser. De nouvelles mesures sont mises en place (lois Montagne et Littoral) et le nombre de réserves naturelles ne cesse d’augmenter. Parallèlement, le jeune ministère de l’Environnement, malgré des faiblesses structurelles et budgétaires, tente de s’organiser : les services environnementaux déconcentrés de l’État se solidifient et le ministère encourage la création d’une structure fédératrice dédiée à l’information, à l’assistance technique, et à la mutualisation des résultats et des réflexions concernant les réserves naturelles. Ainsi, en 1982, naît la Conférence permanente des réserves naturelles (CPRN).
Dès sa création, les membres de ce réseau s’interrogent sur la place de l’homme dans les réserves naturelles et notamment sur « l’articulation des relations espaces protégés-zones périphériques », ces dernières étant « souvent très riches et soumises
à des dégradations » (1). Au cœur de cette réflexion, un souci : la biodiversité protégée est bien souvent façonnée par des activités humaines qui ne cessent d’évoluer (2).
De ces questionnements sur les interdépendances entre systèmes anthropiques et écologiques émergent très vite des prises de position telles « qu’il ne peut exister deux gestions distinctes, l’une scientifique, l’autre du territoire ». En outre, il s’avère nécessaire de « prouver l’intérêt des réserves localement », sans quoi la situation de non-respect et de dégradation « ne fera qu’empirer ».
Ce manque de reconnaissance locale, vécue douloureusement par de nombreux gestionnaires, contribue dès 1984 à une proposition avortée d’étude sur « la justification et l’intérêt socioéconomique des réserves ».
Reconnaissance. Dans la décennie qui suivra, cet intérêt semble quelque peu s’essouffler au profit d’autres questionnements : la CPRN – devenue RNF en 1993 – va s’atteler à un renforcement de la visibilité et de la crédibilité du réseau et de ses membres auprès des partenaires institutionnels : charte graphique, lettre des réserves naturelles, lobbying parlementaire, plan de communication… Parallèlement, on assiste à la montée en puissance d’une approche technocratique. RNF est mandaté par le ministère de l’Environnement pour mettre au point divers guides méthodologiques, proposer des formations, contribuer à l’intégration du patrimoine géologique, ou encore à la mise en observatoire du patrimoine… RNF renforce ensuite sa position auprès du ministère, en étant notamment missionné dès 1994 pour travailler sur la transposition de la mise en œuvre de plans de gestion sur les futurs sites Natura 2000. Ainsi, de naturalistes et gestionnaires militants, les membres du réseau deviennent experts,
gestionnaires professionnels, et sont reconnus en tant que tels.
Ce portrait moderne a pu constituer un choc culturel pour certains, qui ne se reconnaissent pas dans le rôle du manager. Toutefois, dans un contexte où les lobbies environnementaux se multiplient, cette compétence technique constitue un argument de plus à porter auprès des élus dans la défense des budgets en diminution.
Valorisation économique. Les notions de territoire et d’apports socioéconomiques des réserves naturelles refont surface au milieu des années 1990. RNF et le ministère s’interrogent sur la manière d’obtenir un budget plus satisfaisant, dans la mesure où « un argumentaire basé essentiellement sur la conservation du patrimoine » ne semble pas suffire à convaincre les politiques. Durant la même période, l’aménagement du territoire et sa gestion se complexifient avec l’avènement de nouveaux niveaux de gouvernance territoriale (pays, intercommunalités…). C’est l’occasion pour le réseau de se positionner et de « mettre en évidence le rôle des réserves naturelles dans les expériences de gestion, dans la valorisation économique ». C’est ainsi le début d’un grand chantier, inauguré par le slogan « entreprise-territoire » en 1997.
La décennie 2000 est marquée par l’évocation récurrente du lien entre réserves naturelles et territoires. Le thème est abordé dans de nombreux congrès, motions, publications spécifiques et recueils d’expériences ; il est inscrit dans le plan stratégique de RNF. Cette dynamique aboutira en 2008 à la création d’un groupe de travail « Développement durable des territoires ».
Dans un contexte de désengagement de l’État (missions d’éducation à l’environnement et de recherche, décentralisation (3), mise en œuvre de Natura 2000) et de liens croissants avec les collectivités territoriales sur le plan politique et financier, la question n’a jamais été aussi stratégique.
Choc des cultures. L’acceptabilité d’un argumentaire centré sur le développement territorial diffère donc fortement selon la posture des gestionnaires, initialement et toujours marquée par la culture naturaliste. De plus, elle révèle des ambigüités concernant le rôle de RNF et les attentes des membres du réseau. Le discours « territorial » s’inscrit davantage dans la sphère politique que dans celle de la gestion et de la technique. Cette situation conduit les membres du conseil d’administration de RNF à se questionner sur le rôle de l’association : a-t-elle « une vocation technique ou politique » ? Les deux ne sont pourtant pas incompatibles… Enfin, l’approche territoriale interroge, de manière générale, la légitimité sociale des aires protégées dans la définition de leurs rôles dans l’espace de la société. Le développement des territoires est-il la finalité d’une écologie de la réconciliation ; est-il un simple moyen d’accroître l’acceptabilité sociale des réserves naturelles ; ou vise-t-il à obtenir des fonds de fonctionnement ? Le débat reste ouvert et génère chez nombre de gestionnaires la crainte de la dissolution de la conservation de la nature au profit du développement. •
1. Toutes les citations sont issues des archives de RNF. • 2. CPRN, 1987. « Évolution réciproque des biocénoses et activités humaines dans les réserves naturelles », rapport d’étude. • 3. Lois relatives à la Décentralisation de la Corse et à la Démocratie de proximité.